top of page
Rechercher

Sur le chemin de Compostelle: Simon le rouquin

  • Photo du rédacteur: F. Brice Dupuy
    F. Brice Dupuy
  • 19 août 2020
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 8 sept. 2020


Le soleil approche le zénith, sa chaude lumière pousse deux pèlerins à poser leur sac à dos, à faire une halte, ici à Moissac, Tarn-et-Garonne. Simon les aperçoit de son poste de contemplation, à l’ombre du soleil, assis sur les marchés du portail de l’abbaye. Mais il ne les accueille plus par un ´Ultreia!’ comme il l’a longtemps fait, Lui aussi pourtant a marché sur la via podiensis.




Non, Simon est plongé dans la contemplation de Jérémie, barbu comme lui. Le Saint, flanqué sur la droite du trumeau aux six lions, lui ressemble tant. Ou c’est Simon qui a laissé pousser sa barbe rousse pour lui ressembler. Jérémie vient de l’hébreu "Dieu élèvera, rehaussera ». Simon le sait au plus profond de lui, dans cette foi qui ne dit pas son nom. Il en a besoin de cette élévation, Simon. Tout dans sa vie est parti à vau-l’eau il y a sept ans, en 2013. Son regard se tourne vers l’ébrasement de gauche, comme pour l’aider à poser des images sur son histoire qu’il se raconte encore et encore.



Les deux pèlerins s’approchent du portail de l’abbaye, lui cachant involontairement l’objet de sa colère et de sa chute sociale : l'impact de la cupidité sur les âmes humaines. C’est tout le thème de cet ébrasement qu’il a vécu dans sa chair, Simon. « Si vous le souhaitez, je vous raconte l’histoire écrite sur le tympan et les deux pans sur le côté" propose-t-il au couple. Les deux pèlerins, à peine surpris, en sont fort touchés et s’assoient à ses côtés, en face de l’embrasement en question.


Alors Simon commence son récit, celui d’un chrétien fervent qui connaît très bien l’ancien Testament et l’Apocalypse de Saint Jean, d’un passionné qui citera par cœur des extraits du Magnificat, d’un Moissagais qui aime sa ville d’adoption. « La tradition dit que c’est Clovis qui fonde l’abbaye de Moissac! L'épisode se passe juste après sa victoire à la bataille de Vouillé, en 507. Vous vous souvenez ? Il s'agit de la bataille où Clovis jure que s’il en réchappe face aux Wisigoths, il se convertit au christianisme! Il n'en a pas fini, avec ces barbares ! Un an après, Clovis vient de partir de Bordeaux, faisant route pour assiéger Toulouse, leur capitale. Il passe par Moissac, bien sûr ! A Toulouse, les Wisigoths mettent la pâtée à son armée : Clovis perd « mille ou douze cents gentilshommes ». En mémoire de leur mort, il fonde un couvent d’hommes, au pied d'un vallon très, très humide, dont le nom donnera... Moissac ! »

«Ce côté gauche, il faut le lire de haut en bas, poursuit-il. Comme une descente aux enfers. L’autre derrière nous se lira de bas en haut, l’élévation. Vous avez en haut à droite la représentation de l’homme riche, et à ses côtés de sa femme qui dévore du pain ou une cuisse.»



« Cette famille de riches ne fait pas la charité à Lazare, que vous voyez au pied de leur porte, mort et enterré sous ses sandales. Des chiens lui lèchent les pieds. Lazare prie le Seigneur, un ange vient chercher son âme et la confie à Abraham. En haut à gauche, rajoute t-il.»

Sous les traits de cette femme riche, Simon voit Fabienne, qu’il appelle encore sa femme, alors que leur divorce a été prononcé il y a des années. D’abord dézingué par une inspectrice de l’éducation nationale, qui lors de son inspection a estimé qu’il ne fallait pas laisser d’enfants entre les mains de notre professeur herboriste, puis dézingué par sa propre femme, qui l’a quitté au retour de sa randonnée de deux mois sur le chemin de Compostelle, Simon ne peut s’empêcher d’y voir sa femme, enfin son ex-femme, qui lui réclame la pension de leurs 3 enfants, l’usufruit du véhicule qu’il avait acheté avec l’argent de sa grand-mère, et la maison dans laquelle ils vivaient tous les cinq. Elle lui réclame ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’a plus, en conséquence de sa propre descente aux enfers. Alors oui, c’est ce qu’il souhaite à Fabienne, Simon : tomber, descendre aux enfers. Comme il tombe, dégringole, dévale, coule, glisse, déchoit depuis presque dix ans. Et comme le chef de famille représenté avec sa femme dans la partie haute de l’ébrasement.


« Puis c’est la descente aux enfers du couple riche et sans charité. La femme doit endurer la morsure de ses tétons par des serpents et l’entrée d’un crapaud dans son sexe..."

Les mots de Simon sont crus, sans empathie. Le couple de pèlerins n’y entend rien d’autre que la neutralité d’un guide passionnant et cultivé ; Simon lui y projette beaucoup plus: peut-être même un crapaud dans le sexe de Fabienne …


Le soleil continue de réduire l’ombre disponible sur les marches de droite. Il n’est pas encore midi à l’heure de l’étoile. Ses rayons lècheront bientôt les pieds de Jésus, en relief sur le tympan, comme les chiens lèchent ceux de Lazare à gauche. Il est temps de passer à l’ébrasement de droite, celui évoquant l’élévation.


« En bas à gauche, l’ange Gabriel vient annoncer à Marie sa future maternité divine.»

Puis sans aucune hésitation, Simon poursuit les versets 26-38 du chapitre 1, l’évangile selon Luc : «Je te salue, pleine de grâce ! Le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes.» Mais à cette parole elle fut fort troublée, et elle se demandait ce que pouvait être cette salutation. L’ange lui dit : «Ne craignez point, Marie, car vous avez trouvé grâce devant Dieu. Voici que vous concevrez, et vous enfanterez un fils, et vous lui donnerez le nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé fils du Très-Haut ; le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; il régnera éternellement sur la maison de Jacob, et son règne n’aura point de fin.» Marie dit à l’ange : «Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais point l’homme ?» L’ange lui répondit : «L’Esprit-Saint viendra sur vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. C’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu.»


Simon désigne les deux femmes représentées en bas à droite : «Et voici qu’Élisabeth, votre parente, a conçu, elle aussi, un fils dans sa vieillesse, et ce mois-ci est le sixième pour elle que l’on appelait stérile, car rien ne sera impossible pour Dieu.» Marie dit alors : «Voici la servante du Seigneur: qu’il me soit fait selon votre parole!» Et l’ange la quitta.»


Simon débite les versets avec la même tonalité, par cœur mais sans cœur. Croit-il à cette belle fable ? A t-il conservé la foi, finalement? Peut-être pour s’en convaincre, Simon récite alors le cantique chanté par la Vierge Marie après l’Annonciation, lors de la visite qu'elle rend à sa cousine Elisabeth:


«Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur! Il s’est penché sur son humble servante ; désormais tous les âges me diront bienheureuse. Le puissant fit pour moi des merveilles ; Saint est son nom! Sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent. Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. Il relève Israël son serviteur, il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères, en faveur d’Abraham et sa descendance à jamais.»


Dans l’esprit du couple et des passants qui s’étaient aussi arrêtés pour l’écouter, l’œuvre de JS Bach, ‘Magnificat’, vient subtilement compléter le texte récité par Simon le rouquin, alias Jérémie ! Quel magnifique moment de connexion et d’ascension, se disent-ils. Simon lui fronce des sourcils roux, il aperçoit un groupe de touristes qui s’approche, guidée par celle qu’il appellerait bien volontiers la pécheresse. Dans les évangiles, on confond souvent la célèbre prostituée qui apparaît lors du banquet chez Simon, avec Marie-Madeleine, que Jésus délivre de sept démons. A tort. La belle de chez Simon saisit les pieds de Jésus, les baigne de ses larmes, les essuie avec ses cheveux et y répand un très coûteux parfum sous le regard réprobateur du maître de maison et de ses invités qui se scandalisent que Jésus accepte sans protester un hommage si sensuel. Ne voit-il pas qui est cette femme ?


Notre Simon le rouquin aime comparer l’employée de l’office du tourisme, à cette prostituée. Il y a encore peu, ce n’est pas de ses larmes que la guide moissagaise l’a baigné, mais d’opprobre. Allant jusqu’à le faire emmener au commissariat du coin, pendant quelques heures. A son tour, comme le Simon maître de la maison organisant un banquet pour Jésus, il jette un regard réprobateur sur la réincarnation pécheresse, deux milles ans après son aîné. Que va-t-elle lui faire, cette fois ? Saisir ses pieds et les baigner de salive ?




Le couple de pèlerins assiste alors à une scène qui ne ressemble en rien à celle du tympan que Simon avait commencé à commenter. Deux voix se font entendre, sous le relief du Christ, au-dessus des sculptures de Saint Paul, Jérémie et Saint Pierre. L’une cherchant à porter plus haut, parce qu’officielle, légitimée dans sa fonction ; l’autre plus discrète, mais plus grave et donc tout aussi audible.


« Le décor du tympan s’inspire de l’Apocalypse écrite par l’apôtre Jean : « Une porte s'ouvrit dans le ciel […] et je vis un trône […] et quelqu'un assis sur le trône….

- Le tympan repose sur un linteau orné de rosaces. Semblable à la « pierre constantine » du musée de Cahors, il pourrait provenir d’un vestige romain réemployé. Sur les deux piédroits à festons sont représentés Isaïe à droite et saint Pierre tenant les clés du paradis, à gauche.

- Celui qui était ainsi paraissait semblable à une pierre de jaspe et de sardoine; et il y avait autour du trône un arc-en-ciel, semblable à une émeraude. Autour du trône étaient encore vingt-quatre trônes sur lesquels des vieillards étaient assis, revêtus de vêtements blancs, et sur leur tête, des couronnes d’or.

- Le trumeau central, monolithique, porte trois couples de lions et de lionnes croisés, symbole d'une force ascensionnelle irrésistible. Dans la chronique de l'abbaye, il est écrit que l’abbé Ansquitil «fit faire une très belle porte à l'église et placer au milieu du portail une pierre ornée de léopards, œuvre de grand travail, grande dépense et grande peine, à tel point qu'il faut y voir le fait d'un miracle bien plus que l'œuvre d'un homme, d'un simple abbé».

- Devant le trône il y avait une mer semblable à du cristal ; et autour du trône quatre animaux. Le premier était à la ressemblance d'un lion – Saint-Marc; le second d'un taureau Saint Luc, le troisième avec le visage d'un homme – Saint Matthieu, le quatrième était semblable à un aigle.

- Sur le côté du trumeau, à droite, en face d’Isaïe, se tient le prophète Jérémie, l’une des figures les plus célèbres de Moissac. Son visage lisse, à l’expression mélancolique, est encadré par les longues mèches de ses cheveux et de sa barbe qui ondulent dans un jeu de lignes parallèles animé par la moustache transversale. Avec son style très graphique, la figure de Jérémie constitue un des exemples les plus exceptionnels de la sculpture romane… »


« Excusez-moi, poursuit la guide ‘pècheresse’ en trouvant un passage entre l’ébrasement de droite et l’endroit où Simon était assis pour narrer son conte à lui. »

Simon et le couple s’exécutent poliment, allant s’asseoir de l’autre côté du portail et permettant à la jeune femme de poursuivre son explication officielle.


« Ma vie, se dit Simon le Moissagais, ressemble tellement à celle de mon aîné, Simon le pharisien. Les trois femmes qui sont en train de me mettre dans un tombeau - une inspectrice de l’éducation nationale, son épouse puis la guide de l’office du tourisme – me rappellent Marie de Béthanie, sœur de Marthe et Lazare chez Simon le lépreux, Marie de Magdala (Marie-Madeleine), convertie par Jésus, présente au pied de la croix, à la mise au Tombeau et première personne à rencontrer le Christ ressuscité, puis la pécheresse anonyme de Luc lors du repas chez Simon le Pharisien. »

Sans doute est-il intrigué par ce que tel ou pèlerin a été amené à lui dire, comme le fut Simon le pharisien lors de la venue de Jésus. Les pèlerins le voient, ce Moissagais ‘pharisien’ n’est pas un Moissagais comme les autres : il n’est pas un anonyme, il se distingue des autres qui ne cherchent qu’à critiquer, la plupart du temps avec beaucoup de mauvaise foi. En plus, Simon est bien élevé : quand il lui vient à l’esprit une pensée qui pourrait heurter ou froisser, il la garde pour lui, il ne révèle rien de ses réflexions intérieures.

Seulement voilà, Simon le rouquin de Moissac, même s’il est bien intentionné, reste un Moissagais comme les autres, c’est-à-dire quelqu’un dont la recherche de la pureté religieuse le conduit à juger les autres, à les enfermer dans une grille de lecture, dans une case dont ils ne pourront pas sortir.


L’élément qui déclencha cette compréhension chez les pèlerins, ce fut l’entrée en scène de cette jeune femme guide, qui vint troubler le bon déroulement du récit. Simon le Moissagais la qualifia ouvertement, à son départ, de pécheresse d’ignorante. En fait, il ne voit pas vraiment qui est cette femme, il se trompe sur elle, il lui prête des intentions qu’elle n’a pas, il l’enferme dans ce qu’il connaît d’elle, il l’enferme dans son passé, et quand elle s’approche des pèlerins et de lui, il ne voit en elle qu’une compétitrice, il lui prête de mauvaises intentions.


Le couple comprend que le Simon d’aujourd’hui (comme le pharisien du temps de Jésus) a un sens moral particulièrement aiguisé ; il veut tellement vivre dans la pureté et éviter le péché qu’il le voit partout ; il veut à tout prix éviter le péché, mais le péché est là, en lui, comme en tout être humain, et ils se focalisent tellement sur lui qu’il en arrive à prendre toute la place, il envahit même sa manière de voir et obscurcit son regard qui n’est jamais bienveillant, mais toujours accusateur.


Le problème de Simon le rouquin – c’est qu’il est superficiel dans sa manière de voir les autres. Et finalement, son problème, c’est qu’il se met à la place de Dieu. Mais cela ne marche pas : seul Dieu connaît les cœurs et personne d’autre, même de quelqu’un d’aussi zélé et fervent que lui.


Le couple qui finit par comprendre tout ça se questionne : « Et nous, est-ce que nous voyons les autres à la manière de Jésus ou à la manière de Simon? Comment voyons-nous nos frères et sœurs dans l’église ou sur le chemin vers Saint-Jacques ? Comment voyons-nous les personnes que nous côtoyons tous les jours? Est-ce que nous sommes conscients que, même si nous connaissons très bien quelqu’un, il y aura toujours quelque chose qui nous échappera ? De même que cette femme ne se réduisait pas à sa fonction. S’il n’en était pas ainsi, cela voudrait dire que l’autre serait entièrement en notre pouvoir, entièrement sous notre domination. Mais non, l’autre nous échappera toujours, et c’est bien mieux ainsi.


Simon, sous le portail de l’abbaye de Moissac, a agi comme Simon le pharisien. Il n’est pas à blâmer. C’est à chacun de nous de comprendre comment nous voyons l’autre finalement. Comment voyons-nous Simon le rouquin? Ou Simon le pharisien qui n’a pas compris qui était celle qui s’est invité à son banquet.

 
 
 

Comments


Formulaire d'abonnement

Merci pour votre envoi !

0164360183

  • Facebook
  • Twitter
  • LinkedIn

©2020 par Brice Pascal. Créé avec Wix.com

bottom of page