Observations Intimes / Introduction
- F. Brice Dupuy
- 21 janv. 2024
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 janv. 2024
Il est un âge à partir duquel l’individu de l’espèce humaine peut être amené à comprendre qu’en fait il ne sait rien. Alors, aussi diplômé, décoré, médaillé, reconnu, récompensé, honoré soit-il, il se met à douter. Enfin !
Il est un âge qui cristallise des années d’expériences, de réflexions, de déconvenues, de découvertes, en une humble sagesse : « je ne sais qu’une chose : je ne sais rien ».
Et très vite peut pointer en lui la pensée selon laquelle il devrait en être de même pour chaque être humain. Mais il la refoule, s’interdisant de penser à la place de son prochain, voire de généraliser à toute l’humanité. Il est lui-même la seule matière de son art, ou de son livre s’il se nomme Montaigne. Tout au plus il témoignera de la compassion envers quiconque qui s’enorgueillirait de son savoir, et surtout de tout savoir.
Il est un âge à partir duquel l’être humain, qui s’était peut-être barricadé derrière une forteresse de croyances et de prétendus savoirs, voit sa citadelle culturelle s’effondrer, et le savoir dévoiler sa véritable nature : une ‘vérité’ relative et contextuelle. Cet âge, que chaque être humain est pourtant amené à connaître, ne correspond pas à un nombre d’années fixe et universel ; l’individu peut aborder cette phase de doute alors qu’il est encore enfant dans un pays devenu dramatiquement inhumain, ou à l’opposé à la veille de sa mort, comme un éclair de sagesse. Beaucoup de témoignages le confirment.
Certaines traditions évoquent ces deux phases et le passage de l’une à l’autre en utilisant les mots de savoir d’une part, de connaissance d’autre part. Le savoir serait quelque chose qui nous est enseigné de la naissance à l’âge par exemple de quarante ans, quelque chose qui vient de l’extérieur à chacun de nous, alors que la connaissance, dont nous ferions l’expérience plutôt après quarante ans, permettrait d'appréhender la véritable réalité en la vivant de l’intérieur. Il est possible de dire aussi que le savoir est figé à un moment donné, alors que la connaissance est un processus dynamique permanent.
J’ai conscience que tout ceci n’est qu’enfilement de mots, que chacun doit s’efforcer de retrouver l’idée derrière leur enlacement, le trait d’union entre le savoir enseigné et la connaissance… en saignée, le moment de bascule entre ‘je sais, je dois savoir, voire je sais tout’ et ‘j’ai conscience que je ne sais rien, j’expérimente, je con-nais’. Que chacun d’entre nous se rassure, le passage a toujours lieu.
Il est donc un âge où l’individu saisit enfin qu’il ne sait rien, que son soi-disant savoir est surtout une juxtaposition de récits, plus ou moins cohérents, toujours contextuels, invérifiables, impersonnels et permettant de lui donner un sens exotérique / extérieur à ce qu’il vit, alors que la connaissance et le chemin spirituel sont des démarches ésotériques, intérieures, personnelles.
Et par voie de conséquence, il est aussi un âge civilisationnel où un ensemble d’individus, une organisation humaine peut ne plus se focaliser uniquement sur le savoir technologique, la jouissance matérielle d’un bien, pour enfin accéder à la connaissance, au bien-être psychologique et spirituel de chacun. Plutôt que de prendre la voie de la société dystopique décrite dans le film ‘Divergente’, avec ses cinq factions et l’émergence d’individus divergents, la société actuelle a opté pour une doctrine unique, un sens exotérique unique, à savoir : considérer tout principe spirituel et transcendant comme annexe, vain, voire illusoire, et ramener toute réalité à la matière immanente ainsi qu’à sa jouissance. La société humaine est-elle encore trop jeune ? Disparaîtrons-nous avant de nous apercevoir de notre foncière erreur ?
La thèse défendue ici est la suivante : cet âge, qu’il soit dans la tranche relative à l’adolescence ou proche de la fin de vie, qu’il soit individuel ou sociétal, cet âge correspond à la prise de conscience, par la personne physique ou morale, de ce que sont réellement la conscience et la connaissance, et par extension les limites de son savoir.
Pour une telle prise de conscience, il faut réussir à désapprendre, à déconstruire son système de savoirs ou du moins à le relativiser. L’individu commence à se connaître, à renaître, à vivre en pleine conscience, lorsqu’il commence à douter, à remettre en cause, à décider par lui-même de ses opinions ou de ses actes, à n’accepter aucune idée qu’il ne comprendrait pas et qu’il ne jugerait vraie. Or être capable de juger vraie l’idée selon laquelle savoir et connaissance recouvrent l’un une dimension générale, impersonnelle et extérieure, l’autre une dimension individuelle, personnelle et intérieure, requiert un travail, du courage, un lâcher-prise. Un travail par exemple sur ce que sont l’intelligence d’une part et la conscience d’autre part.
Un travail bien-sûr en toute conscience…
La plupart du temps, conscience est aussi un terme dont on ne sait plus exactement ce qu’il recouvre. Est-ce de l’attention (‘awareness’) ? Faut-il la définir par opposition à tout ce qui est inconscient en chacun de nous ? Est-ce le sentiment de n’avoir rien à se reprocher (avoir alors bonne conscience) ? Est-ce relatif aux pensées (j’ai conscience que …) ?
Je me lance : qu’est-ce qu’être intelligent, qu’est-ce qu’être conscient ? Être intelligent c’est, entre autres, être capable de détecter et de comprendre des émotions. Et aujourd’hui, on sait très bien programmer des robots pour détecter et analyser des émotions de manière beaucoup plus fine que ne le font des êtres humains. Être conscient, c’est bien autre chose. La conscience, c’est la capacité à éprouver des émotions. C’est la capacité à se constituer comme étant différent des autres, à constituer sa propre identité, au travers des interactions que nous développons avec les autres, au travers des émotions que nous ressentons lors de ces interactions. Emotions que nous intériorisons sous forme de sentiments, par-dessus lesquels nous construisons un système de pensées, et grâce auxquels nous nous con-naissons. Il s’agit donc bien d’apprendre à se connaître.
L’objet de cet essai n’est pas de fournir à nouveau des outils pour apprendre à se connaître (l’acceptation de soi, l’estime de soi ou la méditation en pleine conscience) ; de nombreux ouvrages, très réussis comme ceux de Christophe André, le font bien mieux. Son objet est de me montrer, à travers l’étude de mes observations, que c’est le seul travail qui vaille, que l’essence même de la conscience est cette con-naissance.
Je n’ignore pas que ce travail, c’est-à-dire l’étude de mon fonctionnement intime, psychologique, mental et, ainsi, de ce que pourraient être ma conscience et la conscience en général, est une des choses les plus difficiles qui soit. Quelle approche prendre, quelle méthode choisir ? Philosophique, scientifique, métaphysique ?
Vis-à-vis d’une approche philosophique qui se voudrait trop systématique, le philosophe Henri Bergson nous avise : « une philosophie trop systématique interpose le problème suivant : avant de chercher la solution, dit-elle, ne faut-il pas savoir comment on la cherchera ? Étudiez le mécanisme de votre pensée, discutez votre connaissance et critiquez votre critique : quand vous serez assurés de la valeur de l’instrument, vous verrez à vous en servir. Hélas ! » Me faut-il savoir au préalable comment je chercherai la conscience ou faut-il que je me lance dans mes observations, sans méthode ? Puis Bergson enchaîne immédiatement : « ce moment ne viendra pas. Je ne vois qu’un moyen de savoir jusqu’où l’on peut aller : c’est de se mettre en route et de marcher. »
Par ailleurs, toute approche qui se voudrait cette fois scientifique doit conjuguer à la fois la réflexion, le raisonnement d’une part et l’épreuve de l’expérience, l’expérimentation ou l’observation d’autre part. Je repense au poème d’Allan Edgar Poe, découvert récemment, dans lequel l’auteur s’amuse de l’étrange idée qui a été mise dans la tête de tout un chacun : il n'existerait pour les humains que deux routes praticables conduisant à la Vérité : la philosophie déductive ou a priori, qui part d’axiomes et conduit à des conséquences, et la méthode inductive ou a posteriori, qui procède par l'observation et la transforme en lois générales. Ce que l’on peut résumer ainsi :
· une approche axiomatique, platonicienne, descendante, ou déductive, selon laquelle nous acceptons les axiomes ou la Révélation, à partir desquels nous développons les conséquences ;
· une approche expérimentale, aristotélicienne[1], ascendante ou inductive qui consiste à extraire des concepts, des lois à partir de l’expérience, des faits.
Il est effectivement étrange que l’on n’en connaisse pas d’autres depuis… Pour ce qui me concerne, je vais surtout procéder selon la seconde approche, inductive et a posteriori, tentant d’extraire des lois générales à partir de mes observations intimes.
Pour avancer dans cette approche expérimentale, pour tirer le vin (la connaissance) de l’ivraie (le savoir), je vais donc m’étudier, m‘essayer, comme le fait Michel de Montaigne dans ses ‘Essais’. C’est-à-dire m’observer intimement, de l’intérieur et sans beauté empruntée… Pour Henri Bergson, c’est aussi la meilleure façon d’entamer ce chemin : s’observer, se choisir comme propre matière de l’étude de la conscience et la travailler.
La remarque qui suit prêtera à sourire : s’observer intimement présuppose que l’individu qui s’étudie soit conscient. Des philosophes ont étudié cette question avec sérieux. Henri Bergson par exemple, lors d’une conférence, nous défie ‘de prouver, par expérience ou par raisonnement, que moi, qui vous parle en ce moment, je sois un être conscient. Je pourrais être un automate ingénieusement construit par la nature, allant, venant, discourant ; les paroles mêmes par lesquelles je me déclare conscient pourraient être prononcées inconsciemment.’ C’est inattendu et déconcertant, mais si l’on y réfléchit bien, le philosophe a raison : chacun d’entre nous ne sait rien dire des autres, à part ce qu’il projette sur eux, par analogie. Je vais donc supposer que je suis conscient, ce que personne d’autre que moi ne pourra prouver ou contredire.
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Alors, qu’est-ce qu’être intelligent / avoir un savoir, qu’est-ce qu’être conscient / chercher la connaissance ? Être intelligent, je l’ai dit, c’est être capable de détecter et de comprendre des choses ; être conscient, c’est la capacité de les éprouver. Pour aller plus loin dans la compréhension de la conscience, une approche axiomatique et déductive procéderait à des travaux encyclopédiques, à la façon Denis Diderot et Jean d’Alembert, comme la redéfinition de tous les notions gravitant autour de la conscience : faculté d’attention d’une part (‘awareness’ en anglais), conscience et inconscience d’autre part; sans oublier la conscience d’accès à une information (selon Stanislas Dehaene du collège de France) et la pleine conscience… Des travaux qui embrasseraient l'ensemble des connaissances et des disciplines : philosophie, sciences dures et psychologie. Sans oublier l’ésotérisme ou plutôt les Traditions Anciennes. On y trouverait une définition universelle de ‘la prise de conscience’, de ‘la conscience d’accès à l’information’, de ‘l’expérience consciente’, ‘des processus mentaux’, de ‘l’information intégrée et conscientisée’, ‘des schémas cognitifs’, des ‘récits’ que l’on se raconte et auxquels on peut être amené à croire, etc.
Une telle encyclopédie n’existe pas. Et si d’ailleurs elle existait, elle nous apporterait du savoir et non de la connaissance, l’approche axiomatique et platonicienne restant au niveau des idées. Je vais néanmoins tenter d’en élaborer une, à partir de l’étude de mes observations intimes, mais elle n’aura pour seule prétention, seule vocation que d’être précisément la mienne.
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Avant de débuter ma marche sur le chemin des observations intimes, je partage un dernier élément de méthode. Pour décrire ce que j’observe et tenter d’en tirer des inductions, je devrai évidemment utiliser des mots, une syntaxe, une grammaire. Mais, comme l’ont déjà formulé des initiés vis-à-vis d’une démarche très similaire : ‘Ne prenez pas les mots pour des idées ; efforcez-vous toujours de découvrir l’idée sous le symbole. Vous n’accepterez aucune idée que vous ne compreniez et ne jugiez vraie.’ Sous les mots que je devrai inéluctablement utiliser, je m’efforcerai de découvrir l’idée ou le vécu qui est réellement signifié. Mais malgré le soin que j’apporterai à bien les choisir, mes mots pourraient encore trahir les émotions qui me traversent par ailleurs, les préjugés que je n’ai pas encore pu effacer ou mon attachement à tel ou tel système de pensées. Les mots sont réducteurs. A ce titre, écrire ses observations peut être un bon exercice de toute façon. Avec ou sans dévoilement d’une réalité plus profonde.
Trêve de mots introductifs derrière lesquels l’idée reste à découvrir, suspension de précautions qui ne concernent que le savoir, tout mon propos est encore relatif à ce dernier (un savoir) et non à la connaissance. Il est temps de s’observer maintenant.
Pour ce faire, je décide d’avoir auprès de moi un carnet et d’y noter le fil de mes perceptions, émotions et pensées. Je m’exécute aussitôt, posant un carnet vierge à proximité du clavier de l’ordinateur.
[1] « On reconnaît l’arbre à ses fruits ».

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