Le réel et la physique quantique
- F. Brice Dupuy
- 22 oct. 2024
- 11 min de lecture
La physique quantique est avant tout la physique de l’infiniment petit, c’est-à-dire la description de ce dont, en théorie, toute chose est constituée : des noyaux d’atome autour desquels gravitent des électrons, le tout baignant dans des champs de force. De ce fait, elle est l’une des fondations de l’édifice scientifique moderne dénommé la physique, le second étant évidemment la théorie de la relativité générale.
Du fait qu’elle remette en cause la vision classique de la science comme description objective du réel, cette physique est encore l’objet de nombreuses interprétations. Avec elle et pour la seconde fois1, une théorie scientifique relativise des notions que l'on pouvait croire absolues : le vide, l’espace, l’atome insécable, la causalité. Pire, elle sépare de manière semble-t-il inconciliable le modèle physique qu’elle propose du réel et la façon dont le réel se manifeste à nous.
La physique quantique (section 1) nous oblige à reconsidérer ce qu’est le réel (section 2), à nous demander s’il est voilé (1), et ce que nous pouvons ‘réellement’ en connaître (section 3).
La physique quantique en quelques mots
Cette théorie est basée sur des notions fondamentalement nouvelles et souvent contre-intuitives : les objets du monde réel tels qu’elle les décrit ne sont plus des particules élémentaires mais deviennent des ondes-particules au comportement quantique, ils sont dans des superpositions d’états et sont capables de maintenir à très grande distance d’étranges corrélations.
Tout est quantum, discontinu. Les choses dont le réel est constitué nous semblent être continues : un rayon de lumière nous apparaît continu, l’espace dans lequel nous évoluons ne nous semble pas pixélisé comme l’est par exemple un écran de télévision, l’uranium en activité émet un rayonnement radioactif continuel. A une échelle très, très petite, ces éléments du réel sont décrits en fait comme des pointillés, des pixels, des quanta : un quantum de lumière décrit une quantité minimale de lumière appelée un photon ; un quantum d’espace décrit une toute petite quantité de volume (de la taille de la longueur de Planck) constituant le pavé de tout l’espace qui nous entoure ; un quantum de rayonnement radioactif est appelé une particule alpha.
A cette très petite échelle, les états que prend le réel sont superposés. Ces choses toute petites dont le réel semble fait ont certes des états élémentaires : la particule tourne sur elle-même dans le sens dextrogyre ou lévogyre ; l’atome d’uranium est dans l’état stable ou radioactif. Elles peuvent aussi être dans des superpositions d’états : la rotation de la particule est à la fois dans le sens dextrogyre et lévogyre ; l’atome d’uranium est stable et désintégré. La description de cette superposition d’états est donnée par la fonction d’onde. Seules la mesure de leur état et la décohérence, due à l’environnement, font tomber cette superposition pour ramener la description du réel dans l’un des états unitaires et simples.
Les choses du réel ont des corrélations bien mystérieuses (ou intrications). Ces choses dont tout l’univers semble constitué ont pu être corrélées par le passé et maintiennent leur lien par-delà la distance. Si par exemple deux particules de lumière ont été corrélées lors de leur genèse dans le soleil, celle qui serait émise vers la planète Mars gardera cette relation intime avec sa jumelle qui serait émise vers la Terre. Et tout changement d’état de la première sera automatiquement répercuté sur la seconde, sans transport d’information entre les deux et quelle que soit la distance qui les sépare.
Pour bien se représenter le modèle physique du réel ainsi proposé, l’un des fondateurs de la mécanique quantique, Erwin Schrödinger, a imaginé la célèbre expérience de pensée dans laquelle un chat est enfermé dans une boîte avec un dispositif qui tue l'animal dès qu'il détecte la désintégration d'un atome d’uranium (par exemple un détecteur de radioactivité type Geiger, relié à un interrupteur provoquant la chute d'un marteau et cassant une fiole de poison). Le modèle physique que proposent les sciences classiques pour cette expérience conduirait à la prédiction : le chat est mort ou vivant. A contrario, la mécanique quantique indique que, tant que l'observation n'est pas faite (c’est-à-dire tant qu'il n'y a pas eu de réduction de la fonction d'onde), l'atome d’uranium est dans une superposition de deux états équiprobables : stable et désintégré. Comme le mécanisme imaginé par Erwin Schrödinger établit une corrélation forte (une intrication) entre l'état du chat (mort ou vivant) et l'état de la particule radioactive, le chat est aussi dans une superposition d'états (l'état mort et l'état vivant), jusqu'à ce que l'ouverture de la boîte (l'observation) déclenche le choix entre les deux états. Par conséquent, il est impossible de dire si le chat est mort ou non.
S’il est possible d’accepter ce genre de situation pour une particule, l'esprit montre plus de résistance quand il s'agit de sujets plus familiers comme un chat (qui en fait, à cette échelle, n’a pas de comportement quantique), une feuille végétale dans laquelle a lieu la photosynthèse (quantique), ou un ensemble de neurones (dont les microtubules ont un comportement quantique).
Est-ce que la physique quantique décrit très précisément ce que le réel est (tant que le chat mis dans cette boîte n’est pas observé, il est mort et vivant à la fois) ou est-ce que l’outillage mathématique sous-tendant cette mystérieuse théorie pose un voile sur ce qu’est le réel, lorsqu’il n’est ni observé, ni mesuré ? D’autres interprétations sont-elles envisageables ?
Un certain nombre de théoriciens quantiques affirment que la superposition des états ne peut être maintenu qu'en l'absence d'interactions avec l'environnement qui déclenche le choix entre les deux états (exemple : mort ou vivant). C'est la théorie de la décohérence : la rupture dans la superposition cohérente des états possibles n'est pas provoquée par une action consciente, interprétée alors comme une mesure, mais par des interactions physiques avec l'environnement, de sorte que la cohérence de la superposition d’états est rompue. D'autant plus vite qu'il y a plus d'Interactions. À l'échelle macroscopique, avec cet assemblage de milliards de milliards de particules, la rupture se produit donc pratiquement instantanément. Autrement dit, l'état de superposition ne peut être maintenu que pour des objets de très petite taille (quelques particules). Selon cette ‘école’, la décohérence se produit indépendamment de la présence d'un observateur, ou même d'une mesure ; il n'y a donc pas de paradoxe : le chat se situe dans un état déterminé bien avant que la boîte ne soit ouverte. Cette interprétation proposée par Niels Bohr, Pascual Jordan, Max Born porte le nom d’interprétation de Copenhague.
D’autres physiciens, positivistes, bien représentés par Werner Heisenberg ou Stephen Hawking, pensent que la fonction d'onde décrivant la superposition des états quantiques ne décrit pas le réel en lui-même, mais uniquement ce que nous connaissons de celui-ci. Cette approche coïncide avec la philosophie d'Emmanuel Kant (2) : le noumène, la chose en soi versus le phénomène, la chose telle que nous la percevons. Autrement dit, les lois quantiques ne sont utiles que pour calculer et prédire le résultat d'une expérience, mais pas pour décrire le réel. Dans cette hypothèse, l'état superposé du chat (mort et vivant) n'est pas un état réel et il n'y a pas lieu de philosopher à son sujet ; d'où la célèbre phrase de Stephen Hawking : « quand j'entends ‘chat de Schrödinger’, je sors mon revolver ». De même, l'effondrement de la fonction d'onde n'a aucune réalité, et décrit simplement le changement de savoir que nous avons du système. Dans cette approche toujours assez répandue parmi les physiciens, le paradoxe est donc évacué.
Quelle que soit l’interprétation que l’on voudrait retenir, la théorie de la physique quantique, tout comme la théorie de la relativité générale, sa grande sœur de 10 ans, nous oblige à repenser ce que pourrait être le réel.
Le réel et ses interprétations
Mais qu’est-ce que le réel en fait ? Le réel est ce qui existe, indépendamment des sujets. « Le réel est le concept de ce qui existe en soi. Il comporte de plus l’idée d’une existence effective, non illusoire, qui ne peut être remise en question. Le réel désigne l'existence du monde, indépendamment de la connaissance et de l’action humaine. Qu’on en fasse l’expérience ou pas, qu’on le veuille ou non, le réel est.» (3)
Indépendamment de la connaissance humaine, il existe des galaxies au sein desquelles des planètes tournent autour d’étoiles ; indépendamment de l’action humaine, l’eau peut être glace, fluide ou vapeur et l’uranium se désintègre naturellement.
Le réel n’est pas forcément la réalité. La réalité est ce qu’un individu perçoit et comprend du réel, par le biais de l’expérience. « Le réel doit être différencié de réalité empirique, terme qui désigne ce qui existe pour nous, grâce à notre expérience. Selon la thèse dite constructiviste, la réalité naît d'une interaction entre nous et ce qui nous environne, interaction constitutive de l’expérience. » (3)
Ce qui est réellement, c’est que la planète Terre a toujours tourné autour de son étoile, le soleil ; ce que nous avons longtemps perçu néanmoins (la réalité de nos lointains ancêtres) était que le soleil tournait autour de la Terre.
Cependant, le réel et la réalité sont dissociables, « ils sont les deux faces du Monde tel qu'il existe pour les humains. Cette conception peut être définie comme l'association d'un réalisme ontologique à un constructivisme empirique. »
Comme la méthode scientifique semble saisir le réel d’une façon objective, rigoureuse, reproductible, elle pourrait présenter des garanties d'adéquation au réel. C'est donc à elle qu'il faut s'adresser si l'on s'intéresse au réel, si l'on cherche à s'en faire une idée plus précise que le simple postulat réaliste de son existence.
C’est aussi ce qui est appelé le réalisme scientifique, l’idée selon laquelle il existe une réalité objective qui décrit bien le réel ou ce qui est. Il peut sembler étonnant à certains que cette idée porte un nom tant elle est répandue ; il est évident, au quotidien, qu’il existe un monde objectif indépendant de nous. Pourtant c’est cette idée simple qui est mise à mal par la physique quantique : il est possible de l’interpréter de manière réaliste, ce qui revient à considérer la fonction d’onde (décrivant la superposition d’états) comme notre réalité, mais décrit-elle le réel ?
Si la réduction de la fonction d’onde d’une paire d’objets intriqués est un phénomène physique réel, il nous faut alors abandonner le principe de localité et revoir celui de causalité, faisant de la réduction une mystérieuse action à distance2. Or, du fait de l’absence de simultanéité absolue induite par la théorie de la relativité restreinte, cette mystérieuse action, en plus d’être non locale, doit aussi être en quelque sorte atemporelle.
Une seconde approche est l’interprétation des mondes multiples (4). L’idée est simple : poussons le réalisme scientifique à son paroxysme, décrétons que la réduction du paquet d’ondes ne correspond à ce qui est réellement, et qu’au moment où nous mesurons le système quantique, lui comme nous sommes toujours dans une superposition d’états, mais qu’avec la mesure ou l’observation, nous prenons conscience d’un seul de ces états. La décohérence assure en quelque sorte l’étanchéité de ces différents mondes possibles. Selon cette interprétation, la réduction de la fonction d’onde serait une illusion due à notre immersion dans le réel, ce serait un phénomène subjectif, relatif à un observateur. Le Monde se séparerait incessamment en l’ensemble de toutes ses possibilités, dont nous ne suivons qu’une seule branche, en fonction de tout ce qui se produit autour de nous.
« Dans cet univers, mon rapport aux mondes alternatifs est identique à mon rapport au passé et au futur : ce sont des mondes pour moi inobservables, mais présents dans ma représentation mathématique de la réalité, et contenant des êtres conscients (du moins des cerveaux en activité). Mais alors si je suis prêt à postuler que les branches alternatives de la réalité « existent », bien qu’étant inobservables, pourquoi mon passé et mon futur, bien qu’étant eux-aussi inobservables, n’existeraient pas ? On peut alors considérer que tout être existant ne pense avoir un passé immédiat que parce que son cerveau contient des souvenirs, et que l’écoulement du temps est une illusion. […] Seul l’instant présent existe et la continuité avec les autres moments n’est qu’illusion. »(5)
Dans cette vision du réel où tout existe, la notion même d’existence semble avoir perdu toute signification.
Ainsi, on le voit à nouveau avec la physique quantique, les modèles théoriques actuellement fournis par la science et s’appuyant sur les deux socles que sont la physique des particules et celle des champs électromagnétiques s’avèrent inopérants pour décrire le réel. Ils rendent compte parfaitement de nos expériences avec le monde qui nous entoure mais ils ne réussissent pas à lever le voile sur ce qui est, réellement. Notons d’ailleurs qu’ils ne rendent pas non plus compte de nos expériences phénoménologiques conscientes, bien réelles.
Par voie de conséquence, on ne peut s’empêcher de se demander : est-ce que ce qui est … est accessible ?
« On ne peut s’empêcher d’y voir un lien avec la philosophie de Kant, qui fait de la chose en soi un idéal inaccessible, une simple hypothèse métaphysique. Ce dont nous faisons l’expérience, c’est du phénomène, à savoir de la relation entre notre entendement et le monde. Toute connaissance n’est jamais qu’une connaissance de cette relation, elle est déjà une représentation. » (5)
Michel Bitbol voit dans la physique quantique une formulation de notre relation cognitive au réel : « notre science peut seulement accéder à des relations, et non pas aux hypothétiques déterminations absolues de ce qui est » (6).
Le réel pourrait-il n’être qu’information ?
Si l’on élabore à partir de la pensée de Michel Bitbol, force est de constater que « notre relation cognitive au réel » n’est rien d’autre que de l’information.
En 1989, le physicien John Wheeler a proposé l'idée selon laquelle l'information est première, la matière et les lois de la physique émergent d’un monde d'information, ce qu'il a résumé avec l'expression « it from bit ». En 2013, Nassim Haramein (7) démontre que la masse et l’énergie, reliées par la célèbre relation E = mc2 d’Einstein, mais chacune restant indéfinie, sont exprimables par une relation avec l’information élémentaire3 qui pave tout l’espace ; le réel appelé masse ou énergie serait de l’information. Ces scientifiques avant-gardistes avancent l’hypothèse que le réel est constitué de champs quantiques informationnels.
Le réel pourrait-il n’être qu’information, la physique quantique ne décrivant qu’un jeu de relations cognitives avec ce qui est réel ?
« L'interprétation de la mécanique quantique nous place au carrefour où convergent la philosophie de ce qui est réel (ontologie), la physique expérimentale et les mathématiques.» (8)
« Un simple effort de logique nous oblige à admettre que la seule chose que nous sachions vraiment sur le réel est qu’il s’agit d’un champ d’informations commun à toutes nos consciences, qui lui sont en quelques sortes ‘câblées’, via nos cerveaux. » (9)
Depuis un siècle, et surtout depuis une vingtaine d’années, les physiciens se tournent à nouveau vers l’information, en tant que matériau de base du réel. Quant à la philosophie de l’information, les Grecs anciens décrivaient déjà, il y a plus de deux milles ans, le réel en tant que champ d’Information : c’est ce que l’on retrouve par exemple dans le Monde des Idées de Pythagore, ou dans le mythe de la caverne de Platon. Une philosophie plus contemporaine de l'information cela reste encore un très jeune domaine (10). Il y est néanmoins proposé de distinguer (référence) :
l’ordre issu du chaos, où la matière de l’univers forme des structures d’information ;
l’ordre issu de l’ordre, où les structures d’information forment des structures d’information biologiques se répliquant ;
la pure information issue de l’ordre, où les organismes dotés d’un esprit lui associent un sens, la traitent et l’externalisent en la communiquant à d’autres organismes dotés d’un esprit, et en la stockant dans l’environnement.
Le réel pourrait-il n’être qu’information ? Nous n’y accéderions alors que par le biais de relations cognitives, appelées …
sciences physiques pour notre relation avec les structures d’information caractérisant l’ordre issu du chaos ;
sciences du vivant pour notre relation avec l’ordre issu de l’ordre, et se répliquant ;
tous les autres domaines de la connaissance pour la pure information issue de l’ordre, et à laquelle est associé un sens.
Ainsi, le réel informationnel d’une part et la réalité relevant de notre constructivisme empirique d’autre part resteraient bien indissociables, mais distincts. Ce serait la distinction entre :
ces deux choses réelles et lumineuses, ayant une corrélation si puissante que la défaire, la réduire relève d’une action mystérieuse à distance,
et
la réalité comprise par l’homme, appelée physique quantique, décrivant l’intrication de deux photons à l’aide de la fonction d’onde de l’ensemble.

Conclusion
Avec la naissance de la théorie de la physique quantique, philosophes et scientifiques doivent à nouveau collaborer. Cette physique remet tellement en cause la vision classique de ce qu’est le réel que le réalisme scientifique doit à nouveau être questionné. Que nous est-il permis de savoir, résumerait à nouveau Kant ?
Le réel étant ce qui est, la réalité étant ce que l’homme en comprend, la subtile distinction entre les deux peut prendre toute son épaisseur lorsqu’il s’agit de deux particules de lumière intriquées et séparées d’une distance empêchant le transfert d’information. La réalité que nous nous en faisons établit une fonction d’onde de la paire, portant une information non locale ; le réel de ces deux choses lumineuses est peut-être tout autre, et restera éternellement silencieux. Philosophes et scientifiques restent-ils pour autant effrayés devant le silence éternel de ces espaces quantiques infinis ?
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