Essai "Descartes 3.0": seconde méditation métaphysique
- F. Brice Dupuy
- 9 févr. 2021
- 10 min de lecture

‘Quels langages sais-je parler?’
Vous avez donc compris - mais la pédagogie reste l’art de répétition - qu’il vous faut apprendre à lire et écrire dans des langages, et y reconnaître les prédicats, véritables porteurs de sens. C’est un langage ou un code qui permet de former un énoncé qui deviendra information si un sens lui est associé. Et plus vous réussirez à concevoir parfaitement les choses, grâce à une bonne maîtrise des langages, plus vous approcherez de la vérité.
Au reste je n'ai pas seulement appris aujourd'hui ce que je dois éviter pour ne plus faillir mais aussi ce que je dois faire pour parvenir à la connaissance de la vérité. Car certainement j'y parviendrai, si j'arrête suffisamment mon attention sur toutes les choses que je concevrai parfaitement, et si je les sépare des autres que je ne comprends qu'avec confusion et obscurité. A quoi dorénavant je prendrai soigneusement garde.
René
Qu’est-ce qu’un langage ?
«Cultiver et entretenir dans son jardin une fleur réduit l’entropie,
c’est-à-dire le désordre qui existerait sinon
avec toutes les particules/molécules constituant la fleur.
En ça, cultiver son jardin est aussi un langage! »
Qu’est-ce qu’un langage ? Comment le définiriez-vous ? Comme le font Klee Irwin et son équipe de l’institut de la gravitation quantique (QGR), nous définirons le langage comme la confluence de trois choses:
Définition #2 (suite) 1. un jeu fini de symboles / caractères (noms, chiffres, tirets, formes) 2. des règles d’organisation, c’est-à-dire une syntaxe 3. une liberté limitée dans l’organisation de l’énoncé, avec des degrés de liberté ou ‘variables charnières’
Les ‘variables charnières’ permettent d’organiser les ‘lettres’ et ‘mots’ du langage (les symboles) selon des règles syntaxiques moins contraignantes, plus permissives à la création, au libre arbitre.
Généralement, chacun d’entre nous parle une petite dizaine de langages : vous avez appris à lire et écrire dans votre langue maternelle (comme le français), vous avez appris à compter (l’arithmétique). Puis, vous avez peut-être appris le solfège et à jouer d’un instrument de musique. Ou vous avez appris la langue de votre animal de compagnie, celle d’un oiseau. Vous avez un peu appris à dessiner et vous vous exercez en jouant au Pictionary! Vous avez dû apprendre une langue étrangère ou vous parlez déjà le dialecte de votre région. Les mimes et le langage corporel sont aussi d’excellents moyens pour communiquer quelque chose en s’amusant. Sans oublier le langage des SMS, emoji, émoticônes et autres symboles utilisés sur vos téléphones intelligents (smartphones). Bref, vous parlez probablement neuf ou dix langages, vous maîtrisez la petite dizaine de jeux de caractères correspondants (des lettres de l’alphabet, aux chiffres, notes de musique, emoji et miaulements de votre chat) et les règles syntaxiques de ces langages :
· les lettres de l’alphabet pour former des mots et une syntaxe, caractérisant une langue vernaculaire
· le langage des signes, les mimes, le langage gestuel
· le langage des animaux (dauphins, éléphants, oiseaux …)
· le langage pictural (de la peinture, des allumettes, de l’encre de chine, les emoji)
· le langage de programmation d’un logiciel (C++, Java, Python, …)
· le code binaire (une suite de ‘0’ et de ‘1’)
· les codes QR
· le solfège avec les notes de musique, les temps (blanche, noire, croche, silence,…), la mesure (2/4, 3/4 ou 4/4) et le tempo
· les règles du jeu pour le jeu de Dames, les échecs, le jeu de GO…
· un jeu pour petit chimiste avec des boules de couleur pour les atomes et des bâtons de liaison
· des chiffres et des opérations (addition, soustraction, division) pour le calcul, l’arithmétique
· puis tout le langage mathématique (algèbre, géométrie, trigonométrie, …)
De 1606 à 1614, j’apprendrai [au Collège Royal de la Flèche] les humanités classiques (latin, grec, rhétorique) et dans les dernières années la philosophie scolastique, c’est-à-dire la philosophie d’Aristote telle qu’elle a été adaptée à la foi chrétienne au XIIIe siècle par saint Thomas d’Aquin. Si la méthode d’enseignement est vivante (discussions et débats organisés entre élèves) les conclusions sont décevantes. Nous le verrons, par rigueur de méthode, tenir pour faux ce qui n’est pas vraisemblable. Aussi de tout ce que j’apprends au collège, seules les mathématiques trouvent crédit à mes yeux. Et je l’ai raconté dans mon ‘Discours de la méthode’ : «je me plaisais surtout aux mathématiques à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons. »
René
J’exprimais ici quelque chose que nous avons plutôt tendance à avoir oublié : tous les langages n’ont pas la même richesse, la même puissance dans l’expression d’un prédicat. Pour cette raison, je préférais les mathématiques.
Prenez l’implication (⇒ ; si … alors) dans l’énoncé «S’il pleut, le jardin sera arrosé ». Grâce à un langage comme les mathématiques, le sens donné par les prédicats formulés est évident, certain, indiscutable. C’est 0 ou 1, c’est logiquement vrai ou faux, il pleut ou il ne pleut pas, et donc le jardin sera arrosé ou il ne le sera pas.
A l’inverse, une langue écrite et parlée comme le français ouvre à beaucoup plus de subtilité, de délicatesse, de détour, d’équivoque, d’ergotage, d’entortillage, de finesse, de distinguo, de finauderie, de maniérisme, de raffinement ! « Oui, mais il n’a plu que quelques gouttes, le jardin n’a pu être arrosé ; mouillé à la rigueur … »
Evidemment, ces deux exemples d’outil de formalisation d’énoncés (la logique et la langue française) ne visent pas le même domaine de connaissance, la formation du même monde ‘intérieur’. Nous reviendrons sur l’importance du choix du langage selon le type de prédicat ou de la signification recherché(e).
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Un langage, c’est donc un jeu de caractères, une syntaxe pour les règles d’agencement, d’utilisation des caractères et des degrés de liberté. Il n’est pas toujours évident de remarquer que ces langages ont effectivement des degrés de liberté. Pourtant cette liberté, même limitée, est essentielle... Elle est facile à déceler dans un énoncé pictural comme celui-ci:
Van Gogh : les degrés de liberté possibles
dans un énoncé pictural
L’énoncé est même sans ambiguïté: il s’agit d’un autoportrait de Van Gogh, peint en septembre 1889. Mais la liberté de l’artiste, très impressionniste, en dit peut-être davantage sur son état psychiatrique que ce qu’il en dit lui-même, lorsqu’il écrit à son frère Théo : "Je t'envoie mon portrait à moi. Tu verras j'espère que ma physionomie s'est bien calmée, quoique le regard soit vague davantage qu'auparavant à ce qu'il me paraît. J'en ai un autre qui est un essai de lorsque j'étais malade, mais celui-ci je crois te plaira mieux et j'ai cherché à faire simple".
Dans un tout autre registre langagier, c’est grâce à la liberté permise par l’affectation aléatoire d’une valeur à une variable que l’énoncé suivant, écrit selon le code mathématique, est puissant, universel, et toujours vrai:
Soient a et b, deux variables réelles,
a + b = b + a
a .(a + b) = a.a + a.b
Il est puissant parce qu’avec seulement 2 degrés de liberté (les variables a et b), vous exprimez une vérité en un seul énoncé là où, avec un langage sans degré de liberté, il vous aurait fallu en exprimer une infinité :
1 + 2 = 2 + 1
2 + 3 = 3 + 2
2x (2 + 3) = 2x2 + 2x3
3 + 5 = 5 + 3
2x (2 + 5) = 2x2 + 2x5
….
….
En guise de troisième exemple, je propose que vous articuliez librement un texte en langue française – donc avec les mots et les règles de syntaxe de la belle langue de Molière – à partir des termes suivants : forêt, son, profonde, nature, vivant, regard, observer, clarté, nuit, couleur, et si possible temple et symbole.
…
Si vous avez joué le jeu, peut-être avez-vous exprimé un très bel énoncé contant la beauté de la nature, vous appuyant sur une forêt, véritable temple du vivant, que vous visitez régulièrement le jour comme la nuit, afin d’observer ses profondes couleurs, sa clarté, ses symboles de havre de paix et les sons qui s’y répondent… Mais, à moins de l’avoir tout de suite reconnu, auriez-vous puisé dans toute votre liberté d’expression pour réussir à faire renaître les correspondances baudelairiennes ?
‘La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.’
Charles Baudelaire
Dans cet exemple d’énoncé en langue française, vous avez un très, très grand nombre de degrés de liberté ;
· vous pouvez librement invertir nom et adjectif : ‘La Nature est un temple où des piliers vivants…’ ;
· vous pouvez librement échanger un mot avec un synonyme: ‘Savent parfois émettre de confuses paroles’ ;
· ou vous pouvez invertir la structure de la proposition: ‘Des forêts de symboles, l’homme passe dedans’.
L’utilisation de ces degrés de liberté peut aboutir à des énoncés disons … moins poétiques:
La Nature est un temple où des piliers vivants Savent parfois émettre de confuses paroles ; Des forêts de symboles, l’homme passe dedans, Il est observé par des regards frivoles.
La langue française permet un très grand nombre de degrés de liberté mais un nombre fini. Mais écrire un texte en se fixant des contraintes (en réduisant donc le nombre de degrés de liberté) peut aussi aboutir à des bijoux. Par exemple : « Esope reste ici et se repose » ou encore « La mariée ira mal » sont des palindromes ou énoncés à un seul degré de liberté (vous le lisez soit de gauche à droite, soit de droite à gauche).
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Pour finir, la notion de degré de liberté est peut-être mieux connue de vous, si vous avez étudié la science physique et le langage mathématique qui la sous-tend. Dans ce langage, énoncer ‘un point P dans l’espace’ vous laisse libre de 3 degrés de liberté : les coordonnées x, y et z dans l’espace à 3 dimensions. Et la formulation de la phrase ‘une sphère S dans l’espace’ vous ouvre à 3 degrés supplémentaires (ce qui en fait 6 au total), avec les rotations possibles de la sphère sur elle-même, autour de l’axe Ox, Oy ou Oz.
Par exemple, si je vous dis ‘une planète dans l’Univers’, je laisse six degrés de liberté à votre interprétation: trois pour positionner la planète dans l’Univers observable et trois pour identifier sa rotation sur elle-même. Si je précise ‘une planète qui tourne autour de l’étoile ‘Soleil’ à une distance en moyenne de 149,6 millions de kilomètre et autour d’un axe incliné de 23° 26' 12,087" (par rapport à sa perpendiculaire orbitale)’, vous avez de grandes chances d’interpréter (correctement) qu’il s’agit de la planète Terre. Je vous ai alors retiré 4 degrés de liberté et vous en ai laissé 2 :
· un degré de liberté relatif à la position de la Terre sur son ellipse autour du Soleil: vous êtes libre de décider s’il s’agit de la planète Terre le jour du solstice d’été ou le jour de l’équinoxe d’automne, et
· le degré de liberté relatif à la rotation sur elle-même: est-il midi ou minuit sur cette planète, là où vous vous trouvez ?
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Dans un domaine donné (que ce soit la littérature en langue française, l’astrophysique, la création musicale, etc.), les degrés de liberté offerts par le langage retenu (retenu généralement parce qu’il est le plus adapté pour ce domaine) rendent possible tout type d’énoncés. Je pense que Charles Baudelaire vous en a convaincu avec ‘Correspondances’, Marcel Proust avec ‘la Recherche du Temps Perdu’, ou Giuseppe Verdi, dans un autre registre, quand il écrit son ‘Va, pensiero’ de Nabucco, dans le langage le mieux adapté: l’écriture d’un livret d’opéra.
Nous espérons vous avoir persuadé de leur importance: le langage n’est pas la simple juxtaposition d’un jeu de symboles – lettres, chiffres ou notes de musique … - respectant les règles syntaxiques imposées et propres à ce langage. Auquel cas les énoncés obtenus seraient de nature déterministe – une intelligence humaine ou artificielle pourrait déterminer à l’avance tous les énoncés possibles, permis par le langage en question. Non, les langages incluent aussi quelques degrés de liberté – soit par des variables qui restent à affecter, soit par une liberté syntaxique permise dans l’organisation de l’énoncé, soit par le remplacement d’un symbole ou d’un mot par un autre symbole ou mot identique sémantiquement – et l’information ainsi exprimable couvre un spectre plus large d’énoncés possibles, elle est à la fois plus riche et … plus ‘belle’.
Ainsi la Réalité information est surtout non-déterministe. Vous ne pouvez pas déterminer à l’avance ce que seront les énoncés de Charles Baudelaire, de Marcel Proust, ou de Giuseppe Verdi. Les degrés de liberté vous en empêchent. Et ils ouvrent à la créativité, l’intuition, voire la captation d’une œuvre qui dépasse l’exécutant interprétant l’énoncé.
Alors, avez-vous un peu avancé et pu énumérer les langages que vous parlez? Probablement une petite dizaine, n’est-ce pas? Les arts dans leur totalité vous en fournissent quelques autres: l’architecture, la sculpture, les arts visuels (peinture, dessin), la musique, la littérature, les arts de la scène (théâtre, danse, cirque), le cinéma, la photographie, la bande dessinée, les jeux vidéo.
Commencez-vous à percevoir que tout ce que nous faisons, construisons, inventons, pensons, imaginons, ressentons, vivons, partageons de manière consciente s’articule grâce à un langage ? Agir, penser, ressentir seraient-ils des déclinaisons particulières du verbe énoncer (ou informer) ?
Au commencement était le Verbe, nous dit-on…
Peut-être le verbe in- former.
Le langage aurait-il une fonction performative?
Se demander si agir, penser et ressentir seraient des déclinaisons particulières du verbe énoncer, ce n’est pas vraiment se demander si le langage a une fonction performative (est performatif ce qui réalise une action par le fait même de son énonciation ; exemple : ‘je te jure que…’). Mais la fonction parfois performative du langage est intéressante.
Quand nous nous demandions si agir est une déclinaison particulière du verbe énoncer, c’était chercher à savoir si toute action peut être associée à une énonciation de ce qui est en train d’être fait, mis en œuvre, opéré : ‘J’écris’, ‘Tu brosses le chien’, ‘Il prépare le déjeuner’, ‘Nous nous baignons’…
Avec le concept d’énonciation performative élaboré dans les années 1950 par le philosophe britannique J. L. Austin, c’est aller encore un cran plus loin. Austin a proposé une distinction entre deux types d’énonciations : les énonciations constatives – telles que « René a promis de venir » – qui font une déclaration, décrivent une situation et sont vraies ou fausses, et les énonciations performatives (ou les performatifs) qui ne sont ni vraies ni fausses mais accomplissent l’action à laquelle elles font référence. Dire ‘je promets de te payer’ ne revient pas à décrire une situation mais à accomplir l’acte de promettre : l’énonciation est l’acte même. Austin écrit que, si le prêtre ou l’officier d’état civil demande lors d’une cérémonie de mariage : « Consentez-vous à prendre cette femme pour épouse légitime ? » et que je réponds « Oui [je le veux] », je ne rends compte de rien, je le fais ; « je ne fais pas le compte-rendu d’un mariage : je me marie » (Austin 1970 : 41). Lorsque je dis « Oui [je le veux] », cette énonciation performative n’est ni vraie ni fausse…
Vous avez peut-être lu un des brillants ouvrages de Laurent Binet «La septième fonction du langage », qu’aurait découverte Roman Jakobson, le fameux théoricien des six autres fonctions. Selon Binet, cette septième fonction se rapprocherait de la fonction performative du philosophe américain Austin, par laquelle dire, c’est faire. Tous les protagonistes de l’époque se retrouvent dans sa fiction: Foucault, Sollers et Kristeva, Sartre, Derrida, Cixous, Todorov, Althusser, BHL, Lacan, Deleuze et Guattari, Debray…
Le roman « La septième fonction du langage », aussi brillant soit-il, est une (belle) fiction. Nous pensons que les énoncés effectivement performatifs ont valeur d’engagement que l’on tendrait trop à négliger de nos jours. Mais tous les énoncés ne le sont pas. Pour ces derniers, comme nous le verrons, le prédicat et la faculté de conscience seront clé pour la réalisation de l’action énoncée.
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