LPdS: Rien de grand ne s'est fait sans passion, sans émotion.
- F. Brice Dupuy
- 3 mai 2020
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 mai 2020

Car elle me comprend, et mon cœur transparent Pour elle seule, hélas ! Cesse d'être un problème Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême, Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
…
Paul Verlaine
Je me réveille en pleine nuit, le front blême, les mains moites. La belle inconnue, dont je n’ai toujours pas pu observer le visage, n’a rien rafraîchi de ses pleurs. Si pour elle, mon cœur cesse d’être un problème, il l’est pour moi, en cet instant. Que se passe-t-il, bon sang ? Pourquoi cette quatrième nuit chahutée par le même songe d’une espèce inconnue qui m’aime et que j’aime ?
Je ressens encore cette même émotion qui m’a mis en mouvement (e-movere en latin, bouge!), alors que je dormais. Je la ressens tout en restant égal à moi-même, avec mon habituelle inaptitude à la gérer. Je sais, il faudrait la nommer, l’accepter puis l’exprimer, mais j’en suis si souvent incapable, restant au pied du mur d’escalade.
« Voyons, essaie de te rappeler… Pense au film Vice-Versa, je te redonne le début du synopsis : ‘au Quartier Général, le centre de contrôle situé dans la tête de la petite Riley, 11 ans, cinq Émotions sont au travail. À leur tête, Joie, débordante d’optimisme et de bonne humeur, veille à ce que Riley soit heureuse. Peur se charge de la sécurité, Colère s’assure que la justice règne, et Dégoût empêche Riley de se faire empoisonner la vie – au sens propre comme au figuré. Quant à Tristesse, elle n’est pas très sûre de son rôle.»
Ai-je eu peur ? Peur de l’inconnu, peur de voir disparaître mes proches, mes congénères ? Une peur mâtinée d’un soupçon de tristesse ? Il est dit qu’en exprimant sa tristesse, en laissant couler ses larmes, on permet à sa peine d’être assimilé et on l’évacue. Ça doit être ça alors : ce rêve concernant une nouvelle espèce me fait peur, je ne conçois pas que mes descendants et donc un peu de moi-même aient à mourir définitivement. Eternellement… Et la tristesse m’aiderait à assimiler cette peine.
Pourtant, sans les émotions, ma vie serait un film en noir et blanc. Pas un cauchemar, plutôt un long fleuve infiniment tranquille, lisse et terriblement dangereux. Probablement celui décrit dans les auteurs de la première saison de Westworld. Les émotions donnent des couleurs à la vie, elles fondent aussi notre indispensable et constante capacité d'adaptation au monde qui nous entoure, nous presse, nous perturbe ou nous réjouit. Sans cesse, elles entretiennent un dialogue avec notre corps, notre cerveau, notre environnement. Elles tissent la toile ténue ou pesante de nos états d'âme. L'évolution les a ancrées profondément dans les méandres de notre cerveau, car elles ont permis à l'homme d'améliorer ses capacités de survie[1].
Bernard Rimé, spécialiste de la psychologie des émotions à l'université catholique de Louvain, nous en donne une définition très complète: «Il y a émotion, dit-il, quand coexistent chez un individu un certain nombre de composantes: changements physiologiques, modifications de l'expression faciale, variations sur les plans subjectif, comportemental et cognitif.» La peur, la joie, la colère, la tristesse, ces réactions intenses ou imperceptibles qui dilatent nos pupilles ou accélèrent nos battements cardiaques, nous font pâlir ou rougir, sursauter aux bruits violents ou aux mouvements abrupts, rire ou pleurer. Elles constituent des ajustements permanents à notre environnement.
Je n’ai toujours pas bougé du lit, encore un peu moite et en train de réfléchir. Mes émotions, nos émotions nous donnent donc un très net avantage sur le reste du vivant qui en serait dépourvu : la capacité de s’adapter, de s’ajuster en permanence. Serait-ce là le message du jour, véhiculé par mon rêve devenu familier ?
Je me lève sans faire de bruit; la lune remplit toute la chambre d’une atmosphère phosphorique, elle éclaire mes pas jusqu’au seuil. J’ai un sentiment de reconnaissance: qu’il est bon et agréable de se lever aux aurores et de redécouvrir le monde des ténèbres.
J’ai le souvenir de la lecture récente d’un ouvrage qui présentait l’homme comme une triade (volonté & arbitre – sentiments & émotions – pensées). Je m’arrête devant notre bibliothèque pour le retrouver – ‘Par-delà les sycomores’ – puis descend dans la cuisine, au clair de la lune. Si la force de ma volonté et le ‘libre’ arbitre sont plus souvent conditionnés qu’il n’y paraît (ce à quoi j’ai conclu dans le chapitre 1), qu’en est-il de la sagesse de mes émotions & sentiments ? De leur véracité ?
Si je reprends les tournants décisifs de ma propre vie, le moteur en a t-il été davantage l’émotion que la force d’une libre volonté ?
Si j’en crois les propos de ma mère, le déménagement de notre petite famille de 4 a effectivement été déclenché par la tristesse, le sentiment d’être séparé des deux familles parentales, habitant en Sarthe. L’adaptation à la vie citadine et tourangelle était trop difficile.
La rencontre à l’école primaire de cette jeune fille dont je tombe amoureux, suivie de fréquentations assidues au collège et à l’école de musique, ne relève évidemment ni de la force de la volonté, ni de la beauté de pensées platoniques mais d’une émotion forte et universelle.
En juin 1979, quand j’ai réussi le concours d’entrée au collège militaire du Mans, je comprends - aujourd’hui seulement – que la peur m’a servi de moteur. J’avais peur de ne pouvoir sinon poursuivre mes études, de m’orienter vers une filière professionnelle qui ne m’intéressait pas. Bien que j’aimais et j’aime mes parents, au fond de moi, je ne voulais pas vivre comme eux. Je ne voulais pas ou plutôt j’en avais peur ….
La poursuite de mes études jusqu’à l’entrée à l’école polytechnique a alors été alimentée par la joie de sincères camaraderies, l’émotion cognitive, le plaisir de la démonstration mathématique, la fierté de mes résultats, l’excitation de la découverte du Monde avec un M majuscule (l’infiniment grand et l’infiniment petit, le réel et sa manifestation). C’est pendant cette période que j’ai dû aussi – ce que je ne comprends qu’aujourd’hui … - me caparaçonner. Me caparaçonner vis-à-vis d’un autre jeu d’émotions plus négatives : le dégout de l’autoritarisme, la peur de la punition injustifiée et liberticide (privation du droit de sortie), la colère face à une accumulation de ‘gênes’ dans un environnement militaire, par essence pas très souple.
Claire me rejoint, le sourire aux lèvres, les cheveux décoiffés et entourés d'un halo lumineux. Au clair de lune ! O Claire de l’Une ! Grâce au premier café du matin, son esprit émerge petit à petit de ses nimbes oniriques et atterrit en douceur sur ses épaules.
« J’ai enfin compris quelque chose sur moi, chérie…
- … que l’avenir t’appartenait, comme il appartient à ceux qui se lèvent tôt ?!?
- Indirectement, oui. C’est vrai que ces levers matinaux me donnent une bien belle énergie.
- Je ne t’importune pas davantage, je t’écoute juste après. Je voulais juste préciser que je préfère la formulation de Reza Deghati : « L’avenir appartient à ceux qui croient en la beauté de leurs rêves».
- Tu ne crois pas si bien dire … Que ce soit lié à mon rêve ou non, j’ai été réveillé comme submergé par une émotion. De la tristesse, je dirais. Et ça m’a amené – je te fais grâce de mon cheminement – à relire les tournants décisifs de ma vie, à la lumière des émotions. N’est-ce pas davantage l’émotion que la volonté qui m’a fait prendre ces virages ?
- Et tu vas m’annoncer que oui, même pour toi le rationnel, le cartésien, c’est cela ? Bravo, chéri ! La psychologie a fait un saut aujourd’hui !
- Tu le savais déjà, tu le plaides tous les jours auprès de tes patients. Moi, ça restait jusque-là un concept, une information rangée quelque part dans mon cortex. Ce matin, j’ai compris qu’en fait les émotions ont aussi été mon moteur.
- Et tu serais tenté de généraliser à toute l’humanité… Si notre moteur de l’Homo Sapiens moderne est davantage l’émotion que la volonté ou le libre arbitre, l’espèce garde ses chances par rapport aux robots, l’IA et autres algorithmes sans cœur.
Oui, je confesse…
Et je décide intérieurement de revisiter les travaux d’Antonio Damasio ce matin, avant de me rendre au bureau. Depuis Platon, Kant et Descartes, il était considéré que seule la logique propre, purement rationnelle et mathématique, écartée de toute considération affective, peut mener à la solution quel que soit le problème. Selon ces théories, une décision est inspirée de données sensorielles, d’événements, de faits et de documents. Les prémices d’une intervention émotionnelle dans la prise de décision sont déjà discernables, dans le principe de l’antithèse de Darwin ou dans les recherches de Lazarus (1991), mais ce n’est qu’en 1994 que Damasio affirme nettement que les émotions sont nécessaires à la prise de décision.
Je crois que c’est ce qu’Antonio Damasio a intitulé l’Erreur de Descartes’. À partir de sa théorie des marqueurs somatiques, non seulement il explique le processus de décision, mais surtout la rapidité de notre cerveau à décider, de quelques fractions de secondes à quelques minutes selon les cas. Selon le neuroscientifique, le raisonnement pur ou mathématique réclame une mémoire d’une capacité illimitée à retenir la multitude de combinaisons probables pour prévoir les conséquences de telle ou telle décision. Une capacité dont l’homme ne dispose pas… CQFD ![2]
Alors sur le point de quitter le domicile et de prendre la route, je reçois un SMS de Claire:
Pour ta réflexion, ‘rien de grand ne s’est fait sans passion’ - Hegel.
Love.
Sur la route vers Paris, je pense à l’émotion qu’a dû ressentir Churchill en mai 1940 quand il doit sacrifier une unité chargée de diversion et décider de la mobilisation des embarcations civiles pour secourir les armées française et anglaise encerclées à Dunkerque (l’opération Dynamo), à celle de Simone Veil lorsqu’elle réussit enfin à faire adopter la loi sur l’IVG le 29 novembre 1974, à celle de Nelson Mandela, le 10 mai 1994, lorsqu’il est élu président de l'Afrique du Sud…
L’Histoire l’a prouvé : l’intelligence émotionnelle a souvent prévalu devant la froide logique, le raisonnement mathématique, le calcul de statistiques. Quelle peut être la signification du rêve de cette nuit, alors? Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant / d’une espèce inconnue que j’aime et qui m’aime / Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.
Inconnue, elle l’est. Je n’ai jamais pu observer un visage, leur corps est diaphane, leurs formes floutées. Ce sont des bipèdes en tout cas. Genrés, sexués ? Plutôt androgynes, je dirais. Ils pratiquent des rituels spirituels ou une liturgie religieuse puisque j’ai ‘pu assister’ à l’un de leurs offices. Leur maîtrise de la technologie semble plus avancée et plus discrète à la fois.
J'arrive au bureau. J’aurais besoin d’appeler à midi mon vieil ami Thierry qui fait l’expérience régulière de rêves éveillés. Peut-être pourrait-il m’aider à décoder, interpréter celui-ci ?
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