LPdS: 'Je' est-il un autre?
- F. Brice Dupuy
- 7 mai 2020
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 mai 2020

« Je suis à Douai, chez le poète et éditeur Paul Demeny, ami de mon professeur Izambard. Je regarde l’horloge et y cherche la date, en vain. Je dirais qu’aujourd’hui est un jour d’octobre de l’année 1870. Le poète, auteur d’un recueil de poésies intitulé ‘les Glaneuses’, trouve mon texte très intéressant. Il me prie de l’excuser et s’absente pour le montrer à un ami, son voisin. Me laissant ainsi, quelques minutes seul, dans son salon, devant une tasse de thé et un exemplaire des Poèmes Saturniens, de Paul Verlaine.
J’y lis ‘Mon Rêve familier’ (qui n'en est pas un dans mon rêve):
Mon rêve familier
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une espèce inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur transparent
Pour elle seule, hélas ! Cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Soudain, quelqu’un sonne au domicile de Paul Demeny puis rentre, sans trop attendre. Arthur Rimbaud ! Arthur ne me voit pas, il porte avec lui une épaisse liasse de feuilles de papier. Le jeune homme a 16 ou 17 ans. Il s’approche de la table où je me trouve, jette un œil sur le recueil de Verlaine, il dépose sa liasse et y griffonne hâtivement un message : ‘je viens pour vous dire adieu. […] Je est un autre !’ Puis Arthur Rimbaud quitte la pièce d’un saut.
Arthur quitte la pièce d’un saut, je quitte mon rêve d’un sursaut… Je me remémore parfaitement bien que la ‘femme inconnue’ de Paul Verlaine a été modifiée par ‘une espèce inconnue’ dans ce songe. Ça me poursuit… Par ailleurs, voir arriver Rimbaud avec son ‘Je est un autre’ alors que je me posais la question hier soir, avant de m’endormir, ne me surprend pas du tout.
Maintenant, est-ce un simple hasard, la poursuite logique de mes pensées diurnes, ou un message ? Je me lève en pleine nuit, ça me devient aussi familier que le rêve de Paul Verlaine. Me préparer un thé plutôt qu’un café me permettra peut-être de rester dans l’ambiance. D’ailleurs, l’alcôve où je me rends ressemble étrangement à la pièce principale de Demeny.
« Allez, au travail. Qui est ‘Je’? Qu’a voulu dire Rimbaud ?»
Je lis que « lorsque Arthur Rimbaud s’exclame ‘je est un autre’, il professe une conception originale de la création artistique: le poète ne maîtrise pas ce qui s’exprime en lui, pas plus que le musicien, l’œuvre s’engendre en profondeur… Rimbaud poursuit : ‘J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute…’ Maurice Blanchot parle d’impouvoir; au-delà du registre esthétique c’est peut-être toute la conception classique du sujet comme pôle d’identité et de maîtrise de soi qui ainsi peut être remise en cause. C’est d’ailleurs le sens de la critique que Nietzsche (1844-1900) opère à la même époque… »
Rimbaud assistait à l’éclosion de sa pensée, il la regardait. C’est exactement ce qu’Edmund Husserl pensait de la conscience: ‘être conscient de’, c’est assister à, c’est être attentif à. Nietzsche, Rimbaud, Blanchot, et plus récemment Douglas Hofstadter convergent et annoncent la fin du sujet dans son interprétation classique. Que cela vienne d’une zone de ma conscience que je n’ai pas activée depuis longtemps ou que cela soit un message codé laissé par une intelligence autre que la mienne, le contenu est clair : ‘je’ est un autre, voire une illusion…
Mais si ‘je’ est un autre, s’il n’y a pas en réalité de pôle d’identité stable, d’où vient l’illusion qui me pousse à le croire et que penser de mes relations aux autres?
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une espèce inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Je perçois bien que les deux poèmes portent un message identique, qu’il me reste à déchiffrer. Verlaine et Rimbaud à nouveau réunis !
Je tape ‘cogito Descartes’ sur mon clavier et j’obtiens évidemment de nombreux articles, dont celui-ci : « dans la première des Méditations Métaphysiques, quand Descartes se propose de douter de tout, une fois dans sa vie, dans l’espoir de trouver de l’indubitable et de refonder ainsi tout l’édifice du savoir, il pousse le doute jusqu’à douter de la fiabilité de ses pensées. C’est l’hypothèse du malin génie ou du Dieu trompeur. Alors la première certitude « je pense donc j’existe » surgit au sein de ce doute radical. Ce que je pense peut-être faux mais il est absolument certain que je ne peux penser sans être. La certitude de l’existence du sujet pensant surgit du sein du doute; « le malin génie» n’étant finalement qu’une manifestation de la volonté de Descartes de douter radicalement. Dans la seconde Méditation, quand Descartes revient sur l’acquis du cogito, il se définit alors essentiellement comme une chose pensante puisqu’il est absolument certain d’exister alors même que l’existence de son corps (ainsi que de tous les objets de monde) est encore gelée par le doute.
Au ‘ je pense donc je suis’, Nietzsche opposera[1] aussi un ‘quelque chose pense’, comme Descartes dans sa seconde Méditation. Et Nietzsche n’est pas sûr qu’il faille distinguer le sujet du verbe comme il serait absurde en physique de distinguer l’éclair de son éclat et de dire avec la foule que «l’éclair luit».
N’est-il pas effectivement absurde de distinguer le sujet ‘être pensant’ du verbe ‘penser’? Le sujet ‘tonnerre’ du verbe ‘tonner’, le sujet ‘chien’ du verbe ‘aboyer’, etc.
Dans sa seconde Méditation, René Descartes donne-t-il plus d’importance au fait que le sujet ‘je’ existe puisque ‘je’ pense ou au fait que quelque chose existe forcément, puisque ce quelque chose est conscient de ses actions, pensées et choix ?
Je me rends compte que j’étais complètement passé à côté de ces réflexions philosophiques et autres méditations quand j’avais dix-sept ans. Je me rends compte que j’apprenais, que j’ingurgitais un savoir - plus ou moins gai d’ailleurs – mais je ne philosophais pas. De quelle espèce ces grands Hommes – hommes ou femmes, bien évidemment - étaient-ils donc ? Il fallait qu’ils soient libérés de bien des tâches du quotidien – surtout au XVIIème siècle - pour pouvoir mener à bien leurs méditations. C’est bien pour ça que l’on dit que derrière chaque grand homme, se cache une femme. Une grande femme, restée souvent inconnue pourtant…
‘Quelle espèce’, ‘grande femme’, ‘inconnue’, ces mots font écho en moi, ils me renvoient à quelque chose d’autre. Quelque chose de plus important…
Je me lève, me dégourdis les jambes, fais quelques pas du salon à la cuisine, de la cuisine au salon.
A mon rêve familier, bien-sûr !
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une espèce inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Et si l’espèce en question n’était pas à entendre au sens phylogénétique – race, tribu ou espèce – mais dans le sens plus commun : un type, une qualité, une sorte ou une catégorie ?
Cette découverte me fait partir dans un tel fou rire que j’en oublie et l’heure encore très matinale et le lieu où je suis : au rez-de-chaussée, sous les chambres du premier. Le labrador très vite se lève et m’accompagne dans mes hurlements. Je monte quatre-à-quatre les marches de l’escalier, pour m’excuser auprès de la petite tribu qui a commencé à ouvrir un œil réprobateur.
Je réalise qu’aujourd’hui est un de ces nombreux jours fériés du mois de mai. Chaque membre de notre petite tribu a peut-être entendu un rire, surtout le chien aboyer, puis s’est rendormi, à part moi bien-sûr. Je n’essaie même pas de rejoindre mon épouse ou de faire comme les enfants ; l’excitation est à son comble… et la Lune, bien pleine.
Je redescends, sans faire de bruit. Je retourne à mon bloc-notes et y retranscris ce que je comprends de tous ces petits mystères :
L’homme est un animal, descendu de l’arbre et des Grands Singes. Sa bipédie semble lui avoir permis de développer la parole et la conscience, en tant que faculté d’être attentif, lucide, conscient des choses. Il n’en reste pas moins que ses décisions sont surtout guidées par l’émotion ou par son environnement (l’éducation, l’héritage génétique, l’environnement social, les expériences, les prédispositions). Le libre arbitre est une illusion. Quant à son intelligence naturelle, elle n’est pas forcément en danger par rapport à l’intelligence artificielle à laquelle l’homme fait appel de plus en plus, s’il prend soin de conserver de la curiosité, de l’ouverture à l’autre, et un langage riche, lui permettant de pousser les limites de ‘son monde’.
Je me relis à nouveau. Pourquoi l’humanité pourrait-elle alors disparaître ? Ou plutôt: pourquoi un type d’Homo Sapiens pourrait-il être plus résilient, plus adapté que les autres et ainsi lui survivre ? Une ‘espèce’ d’hommes et de femmes, inconnue de moi, mais qui m’aime et que j’aime ?
Je perçois, à tort ou à raison, que le ‘je’ est une des clés du mystère. J’ai envie de procéder comme les jours précédents : en m’observant. Et aujourd’hui en observant qui est le ‘je’ des actions et pensées que j’aurai. J’avais noté tout à l’heure une réflexion de Nietzsche : « il y a en l’homme autant de consciences qu’il y a de forces plurielles qui constituent et qui animent ce corps.» Si ‘je’ est un autre, est-ce surtout parce qu’il y aurait plusieurs ? Voyons par nous-même…
Pour débuter un tel exercice, j’ai l’intuition qu’il faut commencer par la médiation, puis se laisser faire, lâcher prise. Je m’assieds dans l’alcôve, prenant la position du lotus. Je m’écoute. Ce faisant, je ne sais trop qui écoute l’autre, mais les ‘je’ s’écoutent.
L’estomac ou les intestins sont la première force qui s’exprime, gentiment. Peut-être un niveau de glycogène dans le foie tombé sous le niveau seuil, précédant habituellement le désir de manger. Comme mon hypothalamus déclenche ensuite une sensation de faim, une des pensées grouillantes de l’inconscient finira par percer le plafond de verre et se présentera dans l’espace conscient : « J’ai faim’!». Ainsi un premier ‘je’ aura été identifié: le gestionnaire de nos besoins en calorie.
Je note que le ‘quelque chose qui prend conscience de’ (1) et ‘l’autre chose qui s’y présente’ (2) sont deux choses différentes, deux forces plurielles. La faculté d’exprimer ‘J’ai faim’ relève d’un acte de prise de conscience par (1), alors que le pronom ‘je’ dans la proposition exprimée renvoie au gestionnaire des besoins en calorie (2).
Quelque chose en moi prend conscience qu’un ‘je’ a faim
Je repose le stylo et reprends la position du lotus, sans chercher à satisfaire mes besoins en énergie. Ce qui est en soi une décision interne dont je n’ai pas l’impression d’avoir eu connaissance… Que s’est-il passé ?
Ce même quelque chose en moi prend conscience qu’un ‘je’ culturel – l’animal social – a décidé qu’il était trop tôt pour satisfaire les besoins du ‘je’ gestionnaire.
C’est passionnant! Je ramène mon attention sur le souffle. J’observe le passage de l’air dans mes narines lors de l’inspire puis lors du mouvement inverse de l’expire. L’air est frais, la température légèrement plus basse pour l’inspire. Un moineau friquet, je crois, babille, chante ou gazouille quelque chose de fort agréable, comme des trilles. Je l’écoute, essayant de repérer la succession des notes. Mon attention est partie de l’observation du souffle pour se porter sur le chant d’un oiseau matinal. Cette fois, ‘je’ de ‘j’écoute le moineau chanter’ serait bien ce quelque chose en moi qui est conscient (de), attentif, lucide.
Le quelque chose en moi qui observe, qui porte attention, qui est conscient, a branché son écoute sur un son extérieur, fort agréable avec ses ornements vocaux et sa mélodie printanière.
« Tout ça me semble encore un peu compliqué, mon ami, mais tu es sur la bonne voie!»
Ah notre petite voix intérieure ! La voix d’un ‘je’ inconnu qui m’aime et que j’aime! Nous savons tous qu’il ne faut jamais oublier d’écouter sa petite voie, notre meilleure conseillère. Steve Jobs disait aussi: « ne laissez pas le brouhaha extérieur étouffer votre voix intérieure.»
« Merci, petite voix!, je perçois enfin ce que mon ‘travail’ devrait permettre.» Identifier le type ou l’espèce d’hommes et de femmes qui sauront peut-être résister et survivre aux épreuves dramatiques à venir (rien que ça !).
Comme j’aime à le faire, je dresse un tableau sur une nouvelle page du bloc-notes :

J’entends Claire descendre l’escalier, puis je la vois apparaître vêtue d’un pyjama de satin, aux motifs fleuris d’un printemps au Japon. Sa crinière blonde et bouclée, mal coiffée, lui donne un petit air de sauvageonne, ce qui n’est pas sans me déplaire. Elle est belle, sensuelle, fragile et forte à la fois.
*
«Tu fais quoi?» réussit-elle à exprimer en même temps qu’un bâillement.
Je fais quoi ? Que lui répondre dès potron-minet ? Que je est un autre et que j’essaie d’identifier les forces plurielles de cet autre? Non, bien-sûr. « Je travaille toujours sur le même thème, chérie. Peut-être une idée pour un prochain bouquin. »
Je m’étais levé pour la rejoindre et l’enlacer. « Ce sera donc l’heure du petit-déjeuner ! » adressé-je en pensée au gestionnaire des besoins en énergie.
[1] Généalogie de la morale I 13
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