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LPdS: Dans la cour de je

  • Photo du rédacteur: F. Brice Dupuy
    F. Brice Dupuy
  • 10 mai 2020
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 12 mai 2020




Au petit-déjeuner, Claire et moi évoquons le programme de notre journée, l’entretien dont le jardin aurait besoin, les nouvelles à prendre de nos proches, le chant incroyable (comme libéré) des oiseaux, et nos poèmes préférés :

le baiser quantique’ pour Claire,

Toucher buccal

Par quantum

Effleurement labial

Par son homme

Baiser de Parsifal,

Mon sérum.

La non localité,

Terme magique,

Qui livre ses baisers

De façon quantique.

Toute entière embrassée

Effet holistique,

Je me sens alors adoré,

Expérience mystique …

‘La chevelure’ de Baudelaire, pour moi.

Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure ! 
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir ! 
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure 
Des souvenirs dormant dans cette chevelure, 
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir!
… 

Puis Claire me demande, avec des tonalités que je qualifierais de lascives: « Tu en es où, dans l’interprétation de ton rêve familier? De cette femme inconnue et qui t’aime ? »


Je souris à sa raillerie : « Dans mon rêve, il ne s’agit pas d’une femme, tu le sais bien, mais d’une espèce inconnue. J’ai fait un pas, un pas en avant j’espère. Il se pourrait qu’il s’agisse d’un type d’hommes et de femmes, et non d’une nouvelle espèce ou d’un nouveau genre. Des individus Homo Sapiens qui auraient une caractéristique, une qualité qui les rendrait plus résilients…»


Je préfère ne pas évoquer la question du ‘je’, trop compliquée à résumer, quand me revient à l’esprit ce que mon épouse doit souvent aborder avec ses patients. Les thérapies cognitives et comportementales consistent justement, en s’appuyant sur l’analyse fonctionnelle, à ‘conceptualiser des cas’, c’est-à-dire à identifier une boucle potentiellement vicieuse chez le patient :

(situation donnée -> pensée automatique -> émotion -> comportement -> conséquence -> renforcement de la situation)


« Est-ce que vous donnez un nom aux boucles vicieuses que vous identifiez parfois chez un patient ? Je crois que vous parlez de cas conceptuels. Est-ce que tu pourrais le nommer autrement ?

- C’est-à-dire ?

- Je me demande s’il n’y a pas différentes forces et pulsions en nous, qui font que chacun de nous est pluriel et non pas un pôle d’identité bien stable?

- Un peu comme dans le film Vice-Versa avec la petite Riley de 11 ans ? Oui, absolument.

- En restant loin de Freud, que je n’affectionne pas plus que toi, je me demandais si ces forces, ces pulsions, ces cas conceptuels n’étaient pas des petits ‘je’ qui demandent à s’exprimer…

- Comme dans le film… Ça me fait aussi penser à Nietzsche: ‘Il y a en l’homme autant de consciences qu’il y a de forces plurielles qui constituent et qui animent le corps et l’esprit’. Oui, si tu veux…»

Exactement, me dis-je, comme dans la pensée de Nietzsche, que Claire a donc aussi étudiée. Je poursuis :

« Pour le philosophe allemand, ’je est un autre’ signifierait plutôt la polyvalence des forces qui constituent le soi, polyvalence qui permettrait d’échapper aux modèles imposés par l’existence collective. Ces forces en devenir sont une promesse, une résolution à s’accomplir dans le futur. Autrement dit, la conception de l’homme défendue par Nietzsche est celle d’un homme assez sûr de lui pour savoir qu’il pourra accomplir cette promesse de devenir ce qu’il est, d’un homme qui a conscience de la force qui domine toutes ces contradictions : moi/je et les ‘autres je‘ en moi.

- Mais chacun d’entre nous, de l’espèce Sapiens et du genre Homo, n’est pas encore ce Surhomme nietzschéen. Beaucoup d’entre nous se battent encore contre des ‘je’, en eux, qui les polluent, qui les malmènent. Des ‘je’ avec de fortes distorsions cognitives.

- Exactement… Tu pourrais me retrouver les distorsions cognitives principales dont tu nous parles souvent ?

- Je les connais par coeur! La première distorsion est le fait d’avoir une pensée ‘tout ou rien’ ou ‘noir ou blanc’…

- Le ‘je’ mental pense de façon dichotomique, polarisée, sans nuance : tout ou rien, noir ou blanc, jamais ou toujours, bon ou mauvais…. Il n'y a pas de place pour le gris. Par exemple, je me considère comme un raté si j’ai eu une mauvaise performance. »

En même temps, je rajoute la ligne dans le tableau que j’avais débuté :

Je perçois tout de façon dichotomique, sans nuance, polarisée.

/ un ‘je’ à la pensée automatique ‘tout ou rien’

- Cette distorsion est souvent présente chez les perfectionnistes. La seconde concerne les inférences arbitraires, les conclusions hâtives. Par exemple c’est quand tu essaies d’inférer mes pensées ! La troisième s’appelle la sur-généralisation…

- Le ‘je’ mental tire une conclusion générale sur la base d’un seul événement, d’un seul incident.»

Je propose à Claire qu’elle me remplisse les cases de droite dans le tableau et je complèterai celles de gauche.

Puis Claire sort de la cuisine, pour aller se changer. Mon regard vient à croiser celui de notre Labrador, couché à mes pieds, et tourné vers le danger.


Tous ces ‘je’, quand même… Comment se décide l’orientation du coup de projecteur sur l’un d’eux plutôt que sur les autres ? L’image d’une cour d’école se présente alors à moi : tous les garçons jouent au ballon, mais un seul l’a à un moment donné ; il peut le garder un peu plus longtemps que ses copains s’il est adroit, malin, mais il finit par le passer à un autre garçon. Les forces en présence dans la cour d’école ressemblent beaucoup, finalement, à celles présentes dans l’espace inconscient, qui cherchent à gagner l’attention du Grand Projecteur : le je qui a faim, le je qui a peur de se faire mal, le je qui veut plaire aux filles, le je intellectuel qui se détache de tous ces je physiologiques, …


Nietzsche pensait que l’intellect se distinguait des autres consciences, car il était plus isolé de la masse des forces grouillantes; l’intellect serait comme une aristocratie régnante, une conscience d’un rang supérieur : il ne lui parviendrait que des expériences filtrées. Toujours selon le philosophe, chacun des actes de volonté de l’homme supposerait en quelque sorte l’élection d’un dictateur auquel l’intellect laisserait alors libre cours.


Je ne pense pas ainsi…


Et en le formulant ainsi (‘je ne pense pas ainsi’), il m’est difficile de vous préciser si le ‘je’ en question est la force mentale qui raisonne, pèse les propos de Nietzsche et étaie son désaccord, ou si le ‘je’ est ce quelque chose en moi qui prend conscience du désaccord philosophique, qui y est attentive.


J’émets ici une hypothèse : les individus qui pratiquent la méditation, le yoga, la recherche de la pleine conscience développent surtout un contrôle de l’attention, une maîtrise de la focalisation, une prise de conscience, la faculté d’observation et de présence. Pour eux, ce quelque chose qui prend conscience de, qui tourne le projecteur vers (vers le je qui regarde, vers celui qui écoute, vers celui qui a faim, etc.), ce quelque chose ou cet état de conscience n’est ni le hasard, ni un dictateur, ni la prédestinée, ni un faux Dieu exotérique et iconifié.


Pour ces individus, cet état de conscience est union, totalité, accomplissement, achèvement, mise en ordre, concentration totale de l’esprit, contemplation, absorption, extase, enstase. Leur esprit réalise alors la réalité ultime, un état d'union avec le dieu intérieur (âtman), voire un état d'absorption dans l'absolu (brahman).


Dans la cour d’école intérieure, il y a les petits je (les petits garçons ou petites filles qui courent après le ballon) et il y a le grand JE, parfois désigné par Samadhi ou par JE-SUIS (le maître d’école qui laisse libre cours aux je). Et la règle, dans cette cour de je, est de permettre à chaque petit garçon (ou petite fille) d’avoir accès au ballon, de jongler quelques instants puis de filer.


Autrement dit, la règle est de laisser filer ses pensées, ses émotions, ses sentiments sans s’y accrocher, en se laissant emporter par la sérénité, la mélodie intérieure… Ce faisant, nous débranchons cette fonction de notre cerveau qui occupe 99% de notre attention et de notre énergie et qui sert à évaluer en permanence ce qui nous entoure : danger, ami ou ennemi, nourriture ou pas nourriture, est-ce l’heure ou suis-je en retard, suis-je prêt pour demain matin ou ai-je oublié quelque chose, etc. Nous débranchons cette fonction pour faire le focus, une mise au point sur cette petite partie de notre esprit, le 1% restant, qui n’est pas polluée par le flot de pensées du passé ou du futur, par le poids de nos croyances, obligations sociales ou professionnelles.[1]

Nous avons convenu d’un petit programme en cette journée fériée. Je pose le stylo, ferme le bloc-notes et m’y prépare aussi. Je reprendrai en soirée, et établirai, j’espère, un résumé de ce qui ressort de toutes ces réflexions.

Le soir venu, le bloc-notes s’ouvre presque sur un des résumés précédents, que je n’ai qu’à compléter :

L’homme est un animal, descendu de l’arbre et des Grands Singes. Sa bipédie semble lui avoir permis de développer la parole et la conscience, en tant que faculté d’être attentif, lucide, conscient des choses. Il n’en reste pas moins que ses décisions sont surtout guidées par l’émotion, son histoire et son environnement (l’éducation, l’héritage génétique, l’environnement social, les expériences, les prédispositions). Le libre arbitre est une illusion. Quant à son intelligence naturelle, elle n’est pas forcément en danger par rapport à l’intelligence artificielle à laquelle l’homme fait appel de plus en plus, s’il prend soin de conserver de la curiosité, de l’ouverture à l’autre, et un langage riche, lui permettant de pousser les limites de ‘son monde’.
Si l’on accepte pour définition de la conscience la faculté de porter son attention sur quelque chose, de lui donner du sens, et éventuellement d’agir en conséquence, on accepte volontiers alors la conception nietzschéenne selon laquelle Il y a en l’homme autant de ‘je’ qu’il y a de forces plurielles qui constituent et qui animent ce corps, chaque force ou chaque ‘je’ cherchant à être sous les feux de la rampe. 99 fois sur cent, cette faculté (alias conscience) est portée sur des souvenirs, des anticipations dans le futur, des besoins physiologiques, des pensées automatiques, des obligations professionnelles ou sociales, des activités ludiques numériques. Et une fois sur cent – ou davantage quand on y travaille – cette faculté-conscience laisse filer le flot continu des vaguelettes de l’immanence et réussit à se porter sur … l’onde de fond, une onde silencieuse, sereine, contemplative, accomplie, absolue.

Je perçois que je ne suis plus très loin de mon but, ou en tout cas que je suis en chemin et sur une ‘bonne’ voie. L’espèce inconnue, qui m’aime et que j’aime, commence à dévoiler son vrai visage : celui d’hommes et de femmes qui ont suffisamment pratiqué, travaillé, médité pour avoir peut-être atteint le Samadhi, le JE-SUIS. Une espèce aimante…



[1] Marc Auburn, ‘001% : L’expérience de la Réalité’ (2013)

 
 
 

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