LPdS - Libre arbitre ou attachante volonté?
- F. Brice Dupuy
- 30 avr. 2020
- 16 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 mai 2020

Il est 7h30, je me réveille. Je sais, j’ai encore fait ce rêve étrange et pénétrant d’une espèce inconnue. Que j’aime et qui m’aime…
Je me réveille, dis-je… En fait, j’utilise déjà ici, par habitude, une première locution qui s’avère inappropriée : je ne me réveille pas ; c’est l’application ‘réveil’ qui s’en est chargé… Aucune décision de ma part. Il m’arrive évidemment de me réveiller par moi-même et à l’heure souhaitée, en ‘programmant’ la veille mon horloge interne : « il faut que tu te réveilles demain à 7h30, mon ami ! Tu as ceci ou cela à faire demain. »
En descendant l’escalier vers la cuisine du rez-de-chaussée, je remarque que notre Labrador m’accompagne : il ‘veut’ sortir et soulager sa vessie. Là encore, il ne s’agit d’une décision librement préparée ni pour mon fidèle compagnon ni pour moi. Un besoin physiologique pour l’un, et un soutien empathique pour l’autre.
Lors du petit-déjeuner, le poste de radio déverse son flux d’information plus ou moins anxiogène, comme à l’accoutumée. Exercer son libre arbitre aurait été de se lever et de couper cette arrivée de mauvais air. Qui plus est, ma femme et moi, qui avons déjà participé à des séminaires de pleine conscience, savons très bien qu’il est bien plus bénéfique d’être présent à ce que l’on fait au moment présent. Pour autant, aucun ne se lève ; nous écoutons ou nous nous laissons bercer. Bercer ou berner …
Ce matin, j’ai un rendez-vous médical à une quarantaine de kilomètres de chez nous. Aucune décision à prendre quant à l’heure de partir, puisque deux applications s’en chargent, telles deux sociétés de service qui souhaitent me conserver comme client et briller par leur pertinence, leur fiabilité, et la qualité de mon expérience. Effectivement, j’arrive cinq minutes avant l’heure dite, ce qui m’a ôté le stress de calculer, m’impatienter ou craindre le rendez-vous manqué.
A l’issue de cette consultation, mon agenda prévoit que je rejoigne le bureau dans une heure. En sortant du cabinet, un zeste de pleine conscience vient effleurer mon esprit : « Il fait beau ; le bureau n’est pas très loin ; marche quelques pas dans le bosquet avoisinant. C’est les premiers jours du printemps !» Mais à peine mon moi conscient s’imprègne-t-il de cet élan de liberté que les notifications de mon téléphone intelligent – un smartphone … - se chargent sur l’appareil, ravies de retrouver du réseau après avoir été autant de temps cloisonnées quelque part entre leur maître serveur et leurs applications clientes. « Vous avez 3 appels manqués», « Le premier ministre est intervenu auprès du parlement », «Votre prochain rendez-vous est à xxx», « N’oubliez pas l’anniversaire de Pierre », « Vous avez fait 236 pas depuis de matin », …
Là encore, arbitrer librement entre ces sollicitations – virtuelles et printanières – consisterait probablement à laisser la sonnerie des notifications s’abîmer dans l’environnement extérieur et à me réjouir de pouvoir décider encore pleinement de mes activités. Au lieu de cela, je laisse mon attention suivre le fil conducteur qu’un algorithme quelconque lui a proposé : écouter les messages, répondre aux demandes de renseignement, souhaiter l’anniversaire de Pierre par agent interposé (un émoticône, un point.gif, que sais-je) et améliorer mon nombre de pas journaliers en rejoignant la voiture. Triste réalité, mon ami: l’algorithme biologique répond à l’algorithme programmé sur des terres rares.
Parmi les notifications, une retient davantage mon attention… consciente (Oui, j’ai peut-être répondu à quelques messages vocaux sans vraiment m’y consacrer en pleine conscience). Il s’agit d’un article de Sciences & Avenir : « Le modèle quantique du fonctionnement des neurones évalue la puissance de calcul d’un cerveau biologique à dix puissance vingt-six instructions par seconde : 1026 ips, soit 100 Yotta ips, 100 000 000 Exa ips ou 100 000 000 000 000 Gips. Les transistors actuellement développés sur notre planète vont bientôt atteindre une puissance de calcul de 100 Gips...»
Finalement, cet article venait à point nommé. Grâce à sa blessure narcissique bien freudienne, l’homme s’est rendu compte que son cerveau traitait automatiquement et inconsciemment un nombre faramineux d’informations par seconde. Le libre arbitre ne peut évidemment pas s’exercer sur le traitement de l’information sensorielle (visuelle, auditive, tactile, etc.) : si vos yeux vous font parvenir l’image d’un tigre courant dans votre direction, la nature ne vous a pas doté de la faculté d’arbitrer librement pour n’y voir qu’un chat et donc n’y voir aucun danger…
Sur quelles informations peut s’exercer notre libre arbitre ? L’article de Sciences & Avenir annonce pour le cerveau une capacité de traitement de l’information très, très importante ; je me souviens néanmoins de nombres moins gigantesques: « alors que plus de 11 millions de bits d’informations sont absorbées par nos cinq sens à chaque seconde, seuls 77 bits d’information seront restitués à notre partie consciente, une demi-seconde plus tard[3]. Le traitement et la sélection de l’information se déroulent en conséquence de façon non consciente. Notre partie consciente gère uniquement les informations que l’inconscient lui a transmises : 77 sur 11 millions…[4]
Mais peu importe. Je comprends que, fort heureusement, ma machinerie biologique traite, par seconde, un nombre d’informations bien plus important que ce qui est porté à mon attention consciente.
Je découvrirai plus tard que Nietzsche annonçait déjà la même chose dans ‘le Gai Savoir’ :
«Si nos actions, pensées, sentiments et mouvements parviennent - du moins en partie - à la surface de notre conscience, c'est le résultat d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme, le plus menacé de tous les animaux: il avait besoin de secours et de protection, il avait besoin de son semblable, il était obligé de savoir dire ce besoin, de savoir se rendre intelligible; et pour tout cela, en premier lieu, il fallait qu'il eût une "conscience",, qu'il "sût" lui-même ce qui lui manquait, qu'il "sût" ce qu'il sentait, qu'il "sût" ce qu'il pensait. Car comme toute créature vivante, l'homme, je le répète, pense constamment, mais il l'ignore; la pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise, de tout ce qu'il pense: car il n'y a que cette pensée qui s'exprime en paroles, c'est-à-dire en signes d'échanges, ce qui révèle l'origine même de la conscience (...).»
Ainsi, si j’exerce encore mon libre arbitre, c’est sur des informations plus rares mais plus essentielles (je ne suivrai pas Nietzsche dans sa qualification de ‘plus mauvaises’). Finalement, je ne risque pas l’infobésité – ai-je besoin de traduire ce néologisme apparu dès le début des années 1960, pour bien-sûr signifier… la surcharge informationnelle ? Non, je ne risque pas l’infobésité: la Nature nous a dotés d’une connexion téléphonique bas débit et non d’une fibre optique pour transmettre l’information pertinente au siège conscient de notre psyché.
"Ouf!", je n’ai pas non plus l’opportunité ou le devoir de prendre des décisions toutes les deux secondes. Toutes les deux secondes, mon moi reçoit deux fois 77 bits, soit 154 bits d’information. Il suffit que la Nature nous les ait codés dans le même langage[5] que celui utilisé par nos processeurs modernes, pour que l’on comprenne que ce ‘moi’ conscient ne peut pas recevoir des informations riches, pertinentes, essentielles et contextuelles, sur lesquelles une décision est à prendre… toutes les deux secondes.
« Ouf!», me dis-je à nouveau, bien que je comprends une chose: je suis en train de démontrer une forme de déchéance humaine. Non seulement je ne peux exercer mon libre arbitre que sur un fragment très partiel de toutes les informations que mon cerveau doit traiter, enregistrer, transmettre, mais je ne l’exerce peut-être même plus aux moments les plus essentiels pour ‘moi’.
« Que suis-je en train de devenir ? Poursuis l’étude du moi, mon ami ; tu seras ainsi fixé…»
Pour le déjeuner, j’avais déjà rejoint le bureau... Il est de coutume de déjeuner avec les collègues de l’équipe, sur place, pour maintenir la cohésion et évoquer des sujets plus personnels. Les choix proposés par la société en charge de la restauration d’entreprise existent, et je charge mon plateau comme à l’accoutumée : le plus équilibré et le plus végétarien qu’il me soit possible. Mais je ne considère pas cet ‘arbitrage’ comme tel. Ce n’est pas non plus un mème, dans le sens où je ne sélectionne pas ces produits par mimétisme, pour être ‘in’ et ne pas me démarquer de la ‘masse’. Non, je fais ce choix parce qu’ainsi je me sens mieux, à la fois mentalement (vis-à-vis des petits gestes quotidiens en faveur de la préservation de notre écosystème), mais surtout en termes physiologiques (réduction du sucre et des protéines animales trop riches, davantage de légumes, etc). Peut-être suis-je en train d’ergoter, mais je place le libre arbitre à un niveau supérieur sur l’échelle des décisions.
A ces mots, je décide d’imprimer la pyramide de Maslow pour l’avoir pas trop loin de moi, durant ces vingt-quatre heures d’auto-analyse. Et je l’annote : « est-ce que répondre à ses besoins et exercer son libre arbitre sont la même chose ? »

Je poursuis avec mes activités professionnelles de l’après-midi. Les décisions à prendre dans ce cadre nécessitent évidemment toute mon attention: quelle part variable attribuer à tel collaborateur en guise d’appréciation de ses derniers résultats semestriels ? Quelle part du budget annuel peut être consacrée au renouvellement d’un équipement devenu obsolète ? Qui envoyer pour ré-alimenter en énergie une base antennaire qui ne fonctionne plus ? Est-ce que l’évolution de telle position de travail nécessite l’accord du comité hygiène, sécurité et poste de travail ? C’est le cœur même de l’activité d’un décideur : décider ! Comme l’activité essentielle d’un avocat est de plaider, celle d’un expert-comptable est de compter, celle d’un menuisier est de travailler le bois, etc. Et toute activité professionnelle fait appel à un savoir, un savoir-faire et, dans bien des cas, un savoir-être. C’est-à-dire à des fonctions cognitives.
Vous l’avez probablement vu par et pour vous-même, si vous vous êtes aussi observé avant de reprendre cette lecture : dans nos vies, nous traitons tous une grande quantité d’information; nous menons un très grand nombre d’activités qui nécessitent de la cognition et s’appuient sur notre «appareil à penser». Cette cognition a différents rôles (ou fonctions cognitives) : percevoir, prêter attention, mémoriser, raisonner, produire des mouvements, s’exprimer, etc. -. Mais surprenamment, la faculté d’arbitrer, choisir, décider n’apparaît pas dans ce type d’étude sur la cognition. Il y est dit que les fonctions exécutives recouvrent plusieurs compétences – organiser, planifier, juger, faire preuve d’abstraction, être flexible, savoir inhiber ses actions non adaptées, être auto discipliné, tenir un raisonnement cohérent, faire preuve de créativité – mais le libre arbitre semble perché ailleurs dans l’arbre des facultés humaines.
Et autant il me semble évident qu’un robot, doté du dernier cri en matière d’intelligence artificielle, finira par nous égaler et même nous dépasser dans la grande majorité de nos activités - c’est une question d’algorithmes d'apprentissage, de puissance de traitement, de parallélisation sur un grand nombre de nœuds (équivalents aux neurones) -, autant il semble plus difficile de concevoir une machine exerçant un libre arbitre.
Fichtre ! Je prétends retirer de facto la faculté de libre arbitre à une machine et son IA, alors que je n’ai pas encore identifié, en cette demie de journée, un ou deux exemples irréfutables de ma propre faculté… Il faut que je poursuive et y parvienne ; le libre arbitre n’est pas une illusion. Et c’est le propre de l’homme. J’ai dit !
A la fin de cette journée de travail, en entrant dans mon véhicule, la notification habituelle vient m’informer, toujours sur mon téléphone intelligent, du temps de trajet entre le bureau et mon domicile. J’ai toujours trouvé cette fonctionnalité bluffante, du reste. « Tiens, exerçons là notre libre arbitre, mon ami ! » Plutôt que de rester dans la routine mortifère ‘boulot – métro – dodo’, et puisque le trafic chargé ne me permet pas de rentrer raisonnablement rapidement chez moi, autant décider - librement - de passer un peu de temps dans une librairie, jusqu’à sa fermeture et au milieu de toutes ces vies à livre ouvert. Ceux qui me connaissent pourraient argumenter qu’il ne s’agit peut-être pas tant que cela de libre arbitre, dans la mesure où je choisis une activité divertissante et pas du tout nouvelle pour moi. Et je le leur donnerais alors un premier point : j’arbitre librement entre deux activités quasi-quotidiennes, en tout cas coutumières, et sans grand enjeu. Tiens, je tiens là, peut-être, les premiers éléments d’un distinguo entre fonctions cognitives, exécutives et automatisables d'une part et … le libre arbitre d'autre part. Enfin, peut-être.
Une fois dans ma librairie préférée – vous en avez bien une aussi, n’est-ce pas !??! – je décide évidemment de me rendre dans le rayon ‘philosophie’, ce questionnement sur le propre de l’homme me taraudant depuis des heures maintenant.
J’y lis : « le libre arbitre décrit la propriété qu'aurait la volonté humaine de se déterminer librement — ou alors arbitrairement — à agir ainsi qu'à penser, par opposition au déterminisme ou au fatalisme, qui affirment que la volonté est déterminée dans chacun de ses actes par des forces qui l'y nécessitent. Se déterminer à ou être déterminé par : tel est tout l'enjeu de l'antinomie du destin et du libre arbitre. » Génial, me dis-je, je suis au cœur de mon sujet[6] ! Est-ce que l’homme se détermine librement à penser et à agir, ou est-ce qu’il y est déterminé, par des forces qui l’y nécessitent, des forces biologiques, sociales, politiques, culturelles ?
Je lève les yeux de l’ouvrage et commence à observer, autour de moi. Action probablement plus automatique que librement déterminée… Je remarque que c’est ma façon de prendre du recul ou de la hauteur, de réfléchir, de laisser mijoter ce que je viens de déposer dans le wok cognitif. « Voyons, mon ami ; regarde autour de toi, regarde où tu es ! Vu tes longues années à étudier, n’était-il pas déterminé que tu sois plus attiré par une pause dans le rayon ‘philosophie’ que dans celui relatifs aux techniques et joies de la pêche ? Vu tes origines familiales, n’était-il pas déterminé que tu ‘crois’ davantage dans le libre arbitre que dans la prédestination luthérienne? » Evidemment… J’en conviens.
J’en conviens et pourtant je me sens libre, je me sais libre.
« Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites ; toi aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. » Jean Pic de la Mirandole, De la dignité de l’Homme.
Je comprends que ce ‘libre arbitre’ est en fait la contraction de l'expression: «libre arbitre de la volonté». Evidemment, ce concept forgé par la théologie patristique latine fut développé pour préciser la responsabilité du mal, en l'imputant à la créature de Dieu. Et ceci apparaît avec clarté dans le traité De libero arbitrio de Saint Augustin (Augustin d'Hippone), fondé sur le dialogue d'Evodius et d'Augustin. Evodius pose le problème en des termes abrupts : «Dieu n'est-il pas l'auteur du mal ?». Si le péché est l'œuvre des âmes et que celles-ci sont créées par Dieu, comment Dieu n'en serait-il pas, in fine, l'auteur ? Augustin répond sans équivoque que «Dieu a conféré à sa créature, avec le libre arbitre, la capacité de mal agir, et par-là même, la responsabilité du péché»
Un chat fait son apparition, bondissant agilement sur l’un des présentoirs de la librairie. Puis il s’approche de moi, en ronronnant. Je ne me souviens pas avoir déjà rencontré ce chat ici. «Et toi, minou, es-tu libre de tes mouvements, libre dans tes actions ? » Je commence alors à le caresser sur la tête, entre ses deux oreilles. « Vous, les chats, vous avez une absence de contrainte sociale. Vous faites ce qui vous plait, vous n’avez pas de barrière morale, votre liberté physique est liée à votre indépendance, vous ne dépendez de personne pour vivre ! » Evidemment, mon geste câlin à son égard est avant tout déterminé par les codes culturels et le mimétisme : c’est comme ça que l’on salue l’arrivée d’un chat. Mais qu’aurait pu être d’autre ma volonté de le saluer ? Tiens, voici un élément supplémentaire : le libre arbitre n’exclut pas l’utilisation de langages codifiés, culturels ou sociaux.
J’observe toujours le chat ronronnant près de moi, cherchant du museau ma main, pour obtenir d’autres caresses. « Hmmm, en fait ta liberté est illusoire, minou. Tu es esclave de tes instincts, tu es programmé biologiquement pour ronronner quand tu désires quelque chose. Tu es dépendant des lois de la nature ». Pouvoir choisir, ne pas être soumis à ses instincts, sont les signes les plus évidents de la liberté humaine. Je ne sais pas si j’en fais bon usage, mais je me sais libre. Libre de te caresser ou de t’ignorer, libre de rester ici jusqu’à la fermeture ou de partir précipitamment, libre de saluer la libraire ou d’agir comme si je ne l’avais pas vue, libre de questionner les autres clients sur ce qu’ils pensent être le propre de l’homme ou de ne pas les importuner, libre de prévenir ma femme au sujet de mon retard ou de lui faire la surprise, libre d’utiliser le gps pour rentrer chez nous ou de me laisser guider par mon sens de l’orientation, libre d’écouter mon estomac qui crie famine et dévorer un bon repas ce soir, ou de le faire patienter jusqu’à demain, en guise de jeûne séquentiel, libre, libre, libre !
Je laisse un message à mon épouse, éteins le téléphone puis m’installe au volant : « allez, on rentre, et tout seul ! » En conduisant, je repense à l’auto-satisfecit que je suis accordé il y a à peine dix minutes, au sujet de mes libertés. Je sens bien que je fais fausse route… Les prétendues libertés que j’ai mentionnées sont utilitaristes, matérialistes, sans envergure, sans hauteur de vue, alors qu’en fait…
... En fait le libre arbitre dont il est question et qui pourrait être propre à l’homme relèverait, selon moi, d’une dimension plus éthique, plus ontologique, plus philosophique, plus essentielle. Le chat que j’ai croisé à la libraire, mon Labrador qui attend son maitre à la maison sont des êtres vivants dépendant de leurs instincts, de leur profonde nature. Incapables de la dépasser, de s’en extraire, de librement arbitrer entre sentir le derrière du canidé qui s’approche ou affecter un signe de reconnaissance plus … distingués !
Le propre de l’homme est ce libre arbitre qui l’autorise à surmonter sa propre nature, à la dépasser par la force de sa volonté. Un proverbe chinois dit que «l'homme sage prend ses propres décisions, L'homme ignorant suit l'opinion publique.» Mais n’est-ce pas déjà une pensée orgueilleuse ?
« Pense au sage, dont tu as fait la rencontre vers tes quarante ans. Que te disait-il ?»
C’est vrai… Après avoir lu un livre de lui à propos de la sagesse ésotérique, vers les années 2005-2006, je l’ai contacté et il a accepté que l’on se rencontre, à Paris. Un héritier de Georges Gurdjieff, Robert Ambelain, et Hélène Blavatsky réunis… Il me disait que le libre arbitre n’est véritablement exercé qu’une vingtaine de fois dans une vie, c’est-à-dire en moyenne tous les quatre ans. En moyenne, bien-sûr.
Sur le chemin de retour après cette rencontre, j’ai essayé d’identifier les moments importants de ma vie où un choix a été déterminant :
- l’année de mes six ans, quand mes parents ont décidé de quitter ma ville natale pour rejoindre un village de la Sarthe ; ce fut déterminant pour ma scolarité, j’ai le souvenir d’avoir basculé dans un mode de fonctionnement empli d’une profonde confiance en moi ;
- l’année de mes douze ans, quand j’ai été subjugué par une fille de ma classe, magnétisé, aimanté; ce fut déterminant pour moi parce que, grâce à ce coup de cœur, j’étais en mesure de comprendre mes émotions, mes sentiments, cette énergie que les adultes nommaient l’amour. J’avais un référentiel, si je peux parler ainsi;
- en juin puis septembre 1979, quand, après avoir réussi le concours d’entrée dans un collège militaire, je suis devenu enfant de troupe ; j’avais sans le savoir remplacé l’autorité paternelle par celle de l’Armée. Remplacé les recadrages d’un père qui perdra l’usage de la parole par les ordres d’une Grande Muette. Pas besoin de vous préciser pourquoi ce fut déterminant, à moins que vous n’ayez pas lu les mémoires de Jean-Claude Brialy, Yvon Collin et quelques autres camarades ;
- en juin 1984, quand je rencontre celle qui deviendra la mère de mes enfants, à Angers ; ce fut évidemment un tournant dans ma vie, un changement de polarité, le ‘choix’ (en était-ce un ?) d’une trajectoire de vie à deux ;
- en juin 1985, quand je réussis le concours d’entrée à l’Ecole Polytechnique, et que je deviens X; la fierté d’une famille modeste, constituée d’ouvriers et de charrons, l’impression d’avoir emprunté un ascenseur (social) et d’arriver à un étage qui nous était interdit, la confirmation que j’étais davantage un intellectuel qu’un manuel ;
- en septembre 1990, quand ma (première) femme et moi décidons d’aller vivre en Bretagne, sur la côte de granite rose, en bord de mer. C’est l’environnement que l’on veut offrir à nos futurs enfants, deux garçons qui naîtront trois et sept ans plus tard ;
- en mars 1993, quand nous avons l’opportunité d’aller vivre deux ou trois ans dans le New Jersey, aux portes de New York. Là, nous découvrons un environnement de travail et de loisirs cosmopolite, au sein duquel nous célébrons pratiquement chaque week-end un événement culturel, national ou personnel avec les membres du consortium international pour lequel nous travaillons tous. Fêtes japonaises (avec Sayo et M.), danoises (avec Erik), norvégiennes, italiennes (avec Nicola et Luisa), australiennes, allemandes, américaines (avec David), britanniques (avec Martin), coréennes…
Je n’ai pas vu le temps passer… J’arrive déjà devant chez moi et une place de stationnement est disponible juste à proximité. Sur le seuil de la maison, à peine la clé introduite, j’entends le Labrador japper de joie, puis j’aperçois mon épouse qui s’est levée pour m’accueillir et m’embrasser.»
« Ça va, chéri ? »
Je rassure mon épouse, et l’embrasse tendrement. Je lui évoquerai plus tard le fruit de mes réflexions. Et les pointes de doute qui se sont immiscées.
Ce que nous faisons effectivement, après nos petits rituels de la soirée. Quand je liste à nouveau, avec elle, ce que je pense être les tournants décisifs de ma vie, j’ajoute, toujours à haute voix, que le libre arbitre ou la libre volonté ne me semblent pas en être la cause.
« Le déménagement de mes parents, mon frère et moi, alors que j’avais 6 ans, c’est bien leur décision, pas la mienne. Le coup de foudre et la première découverte de l’amour ne sont pas liés non plus à un libre arbitrage de ma volonté. Je réussis le concours d’une grande école d’ingénieurs, parce que j’ai sérieusement travaillé (j’ai ‘pougné’, disait-on en 1984-1985) et peut-être parce que j’avais une prédisposition, mais pas parce que je l’aurai librement choisi! Je n’ai pas l’impression d’avoir eu à surmonter ma propre nature, par exemple.
- Surmonter ta propre nature ? Mais de quoi me parles-tu, chéri ? Le libre arbitre est une illusion. Une illusion qui vient de ce que tu as conscience de tes actions mais pas des causes qui te déterminent à agir… »
Merci Claire. J’aurai donc compris aujourd'hui que le libre arbitre est une illusion. Si par exemple je décide de me rendre désormais au travail à vélo au lieu d’emprunter ma voiture, j’aurai l’impression de décider par la seule force de ma volonté, alors qu’il n’en est rien. Dans une telle décision, compteront pour beaucoup :
l’éducation et la culture que j’ai reçues,
la société et le groupe social dans lequel j’ai évolué et grandi (origines, fréquentations, rencontres),
l’information que je reçois des médias,
les discussions que j’ai avec les gens que je côtoie,
mon vécu, mon expérience,
l’économie de mon foyer,
mes prédispositions physiques, mentales et psychologiques héritées de mes ancêtres,
etc.
Ma décision est déterminée par un grand nombre de causes dont je ne suis pas vraiment conscient. Spinoza avait raison : j’ai conscience de mes actions – les quelques 77 bits d’information qui arrivent chaque seconde dans mon espace d’attention – mais j’ignore – parce qu’elles sont ailleurs que dans cet espace conscient - j'ignore les causes qui me déterminent à agir.
Après tout, le propre de l’homme est peut-être son orgueil. Et son attachante ‘volonté’ !
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