LPdS: Aie un peu d'émoi pour ce qui reste du moi
- F. Brice Dupuy
- 19 mai 2020
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 25 mai 2020

Ah ! Une journée comme je les aime… Ce fut l’occasion d’une belle sortie en tandem, entrecoupée d’un pique-nique en bord de Marne, là-même, et s’achevant par l’entretien de notre jardin de Bohême!
Néanmoins, la réflexion de ce matin m’a chagriné, ému. Quoi ? Le moi ne serait que le résultat d’un passé lourd d’inconscience, de désirs inassouvis, de peurs et de réactions ! Incapable donc de discerner le vrai du faux et d’agir en relation authentique avec la vie…
Ne suffit-il pas d’une pluralité de ‘je’ pour constituer un ‘moi’ ? Je suis né de l’amour de papa JP pour maman C.; j’ai vite dû porter des lunettes, vers l’âge de 3 ans ; nous avons déménagé de Tours pour le Lude, pour nous rapprocher des grands-parents ; je suis l’aîné des deux garçons et, enfant, j’ai beaucoup joué avec mon frère; j’ai adoré les calculs mentaux, les calculs algébriques, les équations ; j’ai très vite adoré une fille à l’école primaire ; je n’ai jamais aimé manger du lapin ; je me suis acheté un mange-disque, quand j’avais onze ou douze ans ; etc.
Moi, je vous le garantis : non seulement cette pluralité de ‘je’ est très, très cohérente, mais en plus c’est un seul et même individu qui a vécu tout cela: moi ! Pas mon frère, ni mon cousin, ni mon ami d’enfance JP. Moi !
En rentrant de notre belle sortie, je retrouve le bloc-notes quasiment ouvert à la page du dernier résumé:
L’homme est un animal, descendu de l’arbre et des Grands Singes. Sa bipédie semble lui avoir permis de développer la parole et la conscience, en tant que faculté d’être attentif, lucide, conscient des choses. Il n’en reste pas moins que ses décisions sont surtout guidées par l’émotion, son histoire et son environnement (l’éducation, l’héritage génétique, l’environnement social, les expériences, les prédispositions). Le libre arbitre est une illusion. Quant à son intelligence naturelle, elle n’est pas forcément en danger par rapport à l’intelligence artificielle à laquelle l’homme fait appel de plus en plus, s’il prend soin de conserver de la curiosité, de l’ouverture à l’autre, et un langage riche, lui permettant de pousser les limites de ‘son monde’.
résumé que ce matin j’ai un peu complété:
Si l’on accepte pour définition de la conscience la faculté de porter son attention sur quelque chose, de lui donner du sens, et éventuellement d’agir en conséquence, on accepte volontiers alors la conception nietzschéenne selon laquelle Il y a en l’homme autant de ‘je’ qu’il y a de forces plurielles qui constituent et qui animent ce corps, chaque force ou chaque ‘je’ cherchant à être sous les feux de la rampe. 99 fois sur cent, cette faculté (alias conscience) est portée sur des souvenirs, des anticipations dans le futur, des besoins physiologiques, des pensées automatiques, des obligations professionnelles ou sociales, des activités ludiques numériques. Et une fois sur cent – ou davantage quand on y travaille – cette faculté-conscience laisse filer le flot continu des vaguelettes de l’immanence et réussit à se porter sur … l’onde de fond, une onde silencieuse, sereine, contemplative, accomplie, absolue.
« Brice, si tu as envie de désigner par ‘moi’ les 99% de ton activité cérébrale, ce n’est absolument pas grave! C’est ce que l’on a tous appris à faire.»
Ah cette voix intérieure! C’est celle qu’il faut écouter parce qu’elle est sage, intuitive, la voix de mon ange gardien en quelque sorte. En tout cas, cette petite voix intérieure n’est pas ‘moi’, si j’en crois ‘ses’ conseils.
Le ‘moi’ aussi serait une illusion ? Voyons …
Voyons … Si une même faculté de conscience, d’attention, d’observation porte son coup de projecteur sur les éléments que j’ai listés tout-à-l-heure - j’ai vite dû porter des lunettes, vers l’âge de 3 ans ; je suis l’aîné des deux garçons; enfant, j’ai beaucoup joué avec mon frère; j’ai adoré les calculs mentaux ; j’ai très vite adoré une fille à l’école primaire ; etc. – et si cette même faculté les a mémorisés et les rafraichit de temps en temps, pendant ses activités nocturnes (le sommeil paradoxal), n’y a-t-il pas là un pôle ? Un pôle que …
« Un pôle auquel, plus tard dans l’évolution, l’individu va s’identifier et qu’il apprendra à désigner par les trois lettres: ‘moi’.»
Ce n’est pas grave de s’y identifier, tu me l’as toi-même dit.
« Non, ce n’est pas grave, reprend ma petite voix intérieure. Tant que le je mental ou le je émotionnel ne s’habitue pas à plaquer des noms sur toutes ces choses pour simplement les étiqueter, les ranger dans une case du ‘savoir’, et en tirer avantage par la suite. C’est ce qui s’est passé avec votre mot ‘dieu’. »
Je laisse les mots s’infuser en moi, comme des feuilles apaisantes de camomille ou de verveine dans l’eau bouillante et montante de ma colère…
Dit-elle vrai ? Pour ‘dieu’, je dois le reconnaître : jusqu’à une période encore récente, ce n’était rien d’autre, pour moi, qu’un nom qu’il fallait savoir traduire pour ne pas blesser mes interlocuteurs (Yahvé, Allah, Jésus) et qui renvoyait à une entité une et absolue, créatrice de l’univers. Nom effectivement rangé dans une case.
Pour le mot ‘moi’, c’est une autre affaire, pensé-je…
Puis des phrases que j’ai bel et bien exprimées par le passé me reviennent : «c’est à moi !», « j’en ai bavé, moi !», «ce n’est pas moi quand je suis en colère», «je n’ai plus d’égo, j’y ai travaillé », «je suis au-dessus de tout ça, moi», «personne ne me comprend »…
La petite voix a vu juste: j’ai probablement utilisé le nom ‘moi’ à des fins possessives (« C’est à moi ! »), égotiques («personne ne me comprend ») ou futiles, avant même que je puisse prétendre me connaître, moi. Et se connaître, ce n’est pas mettre des noms ou des images sur ce ‘moi’, c’est prendre conscience des mouvements d’humeur, des pensées, des réactions et actes que déclenchent en ‘moi’ les faits et dires extérieurs.
Quel émoi d’observer ce qui reste du moi …
Le ‘moi’ procède donc des pensées, et non l’inverse. Je pense à une phrase tirée de ‘l’histoire secrète du monde’ (Jonathan Black) « ce ne sont pas les gens qui pensent mais plutôt les pensées qui gentent.» Intellectuellement, j’avais trouvé la formule d’une beauté surréaliste, comme si elle fut le titre d’un tableau de Magritte. Et j’en étais resté là, baignant dans un petit plaisir intellectuel sans conséquence. Je ne voulais surtout pas la décliner, la décortiquer, la faire mienne. Aujourd’hui, je comprends que ce sont les pensées qui m’ont genté. Encore une blessure narcissique, annoté-je dans mon bloc-notes.
Si vous faites aussi l’analyse de vos pensées, sentiments et volontés, vous n’aurez pas besoin, en fait, de distinguer le ‘je’ du ‘moi’. Vous écrivez évidemment ‘je’ dans chaque phrase dont vous êtes le sujet, et effectivement ‘moi’ pour désigner l’ensemble de votre expérience ou le pôle qui vous identifie; la distinction entre ‘je’ et ‘moi’ vous semblera vite arbitraire et langagière. ‘Je’ et ‘moi’ désignent en fait la même chose, c’est-à-dire ces forces plurielles et internes qui cherchent à s’arracher l’attention consciente, la lumière du projecteur.
Par ailleurs, ce n’est absolument pas grave de désigner par l’un de deux (‘moi’ ou ‘je’) les 99% de vos activités cérébrales: décisions et volontés, pensées et raisonnements, sentiments et émotions. Ce n’est absolument pas grave mais ça peut vous conduire à quelques pièges.
En premier lieu, ce mème culturel (‘moi’) peut vous amener à vous construire sur des idées, des mots, des concepts (je suis polytechnicien, j’ai été baptisé à l’église catholique, apostolique et romaine, je suis de nationalité française, …) et non sur une connaissance profonde de vous-même (Comment réagis-je devant la mendicité d’un frère? Pourquoi ne serai-je pas heureux, heureux de vivre ? Est-ce que je n’ai vraiment pas de chance dans la vie ou est-ce que je vis des épreuves qui vont m’aider à grandir?).
Deuxio, cette facilité langagière peut aussi vous amener à croire des individus transhumanistes qui veulent fabriquer des puces que vous pourrez insérer dans votre crâne, pour que votre ‘moi’ soit aussi sur le cloud, et pour qu’ainsi vous deveniez soi-disant immortel. En quoi l’enregistrement dans un cloud de mes activités cérébrales et de ma pluralité de ‘je’, peut-il donner l’immortalité à ce quelque chose en ‘moi’ qui est conscient, attentif, observateur?
Enfin, ce mème culturel, appelé ‘moi’, peut vous amener à suivre la logique de Douglas Hofstadter et de ses confrères, selon lesquels je suis, vous êtes, nous sommes simplement des boucles étranges. Une boucle, c’est ce que vous obtenez lorsque vous tournez la caméra de votre ordinateur vers son propre écran, ou lorsque vous prenez la photo d’un modèle dans un jeu de miroirs.
Et une boucle étrange, c’est le même phénomène d’imbrication ou de mise en abyme, mais en utilisant plusieurs niveaux. Alors que vous changez au moins une fois de niveau durant la boucle, vous vous retrouvez étrangement à la case départ. La plus connue des boucles étranges est le dessin de Escher: ‘Mains dessinant’ / ‘Drawing Hands’
Pour Douglas Hofstadter, votre sensation du ‘moi’ résulterait du même phénomène : une boucle étrange débuterait dans votre crâne à partir d’un premier niveau neuronal traduisant le symbole ‘je’ ou ‘moi’ en signaux simples, puis elle aboutirait par étapes, au cours d’élaborations successives sur des couches cérébrales supérieures, à des symboles de plus en plus riches et complexes : votre ‘moi’, pluralité de ‘je’…
L’effort est louable, mais la démonstration n’est pas probante. Prenez un instant et amenez dans votre espace conscient, sous votre projecteur interne, non plus le texte que vous étiez en train de lire, mais le symbole ‘moi’. Que vous vient-il à l’esprit (à l’esprit = sous ce projecteur conscient) ? L’image de vous enfant, ou celle de qui vous êtes maintenant, les images de ce par quoi vous êtes passé, vos qualités et vos défauts, voire l’image freudienne de l’iceberg, avec le moi, le surmoi et le ça. Dans tous les cas, ce qui viendra dans votre espace conscient, séquentiellement, ce sont des images; pas une vue d’ensemble bien construite, synthétisant la totalité de vos ‘je’ et obtenue par le parcours instantané d’une étrange boucle intérieure.
Là encore, quel émoi d’observer ce qui reste du moi …
Ainsi, i) j’ai une majorité de gènes communs avec tous les individus de mon espèce – ceux de nos ancêtres descendus d’un arbre. ii) Le libre arbitre de ma volonté est une illusion ; il se limite à ce qu’en disait aussi Albert Camus: au seul choix de vivre ou pas cette vie, qui par ailleurs semble si absurde. iii) Je n’ai conscience que d’une infime partie de toutes ‘mes’ activités cérébrales. iv) la pluralité des forces et pensées intérieures – tous ces ‘je’ qui s’expriment – peut être désignée par ces trois lettres ‘moi’, mais ne constitue aucunement un pôle d’identification. v) la seule faculté qui me confère de l’êtreté[1] est celle de porter attention (sur), prendre conscience (de), donner un sens (à).
Je perçois que je ne suis plus très loin de mon but, ou en tout cas que je suis en chemin et sur une ‘bonne’ voie. L’espèce inconnue, qui m’aime et que j’aime, commence à dévoiler son vrai visage : celui d’êtres vivants du genre Homo qui ont suffisamment pratiqué, travaillé, médité pour avoir peut-être atteint le Samadhi, le JE-SUIS.
Le visage d’une espèce aimante…
[1] Êtreté vs Existence. Le mot exister signifie par lui-même qu'une chose a une consistance à partir de, c'est-à-dire à partir d'autre chose. Il s'agira de savoir à partir de quoi ce qui existe a son existence. Peut-être l’Êtreté justement…
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